dimanche 8 novembre 2009

Arnaud de l’Ariège (1819 – 1878)


Arnaud de l’Ariège (1819 – 1878)

Michel Bégon octobre 2007

Tentons pour l’Ariège un petit essai de géographie religieuse, sans prétendre du tout à l’originalité. Depuis longtemps les historiens ont noté cette étonnante sensibilité aux conditions initiales : les régions où prévaut aujourd’hui le catholicisme romain sont toujours les provinces que contenait au Vème siècle l’Empire romain d’Occident ; et a contrario la Réforme protestante s’est installée plutôt hors des anciennes frontières de cet Empire, à savoir en Suisse, en Allemagne du nord, en Scandinavie ou au Royaume-Uni. Or, cette divergence semble reconnaissable jusqu’au détail, au moins pour notre département de l’Ariège. Ainsi le Comminges, qui fut la grande métropole romaine de la Novempopulanie, avec la cité de « Lugdunum Convenarum » ( Saint-Bertand de Comminges), l’immense palais impérial de « Chiragan » (Martres Tolosane) et l’évêché de Saint-Lizier dans son castrum, est demeuré catholiquement fidèle à Rome ; cependant que le comté de Foix, sans cesse rebelle à la romanisation dans ses reliefs retranchés, s’est voué tour à tour au catharisme, au valdéisme, à la Réforme de Calvin, puis à l’anticléricalisme républicain. De cette dualité religieuse témoigne l’antinomie des grands hommes entre les deux parties du département : à l’est, des philosophes et historiens protestants, dont Bayle et Peyrat, ainsi que les Lakanal, Vadier ou Delcassé, contempteurs de la religion ; mais à l’ouest, un grand penseur catholique, Frédéric Arnaud. Parlons un peu de celui-ci, puisque personne n’en parle plus beaucoup.

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Frédéric Arnaud naît le 8 avril 1819 à Saint-Girons, en Ariège occidentale, et fait ses études dans sa ville natale ainsi qu’à Toulouse. Mais, sous la monarchie de Juillet, l’attraction économique des grandes villes l’emporte décidément et l’exode rural commence à dépeupler les campagnes. Comme tant d’autres après lui, le jeune couseranais se rend à Paris pour y faire son stage d’avocat. C’est à l’époque un bel homme au large collier de barbe noire. Au barreau parisien, il se fait vite apprécier pour sa culture, sa finesse d’esprit, ses talents d’orateur et son enthousiasme généreux.

A Paris, sévit alors la mode du romantisme triomphant, avec d’un côté les libéraux anticléricaux, comme Stendhal, Michelet, Auguste Comte ou Saint-Simon, et de l’autre les libéraux catholiques, comme Lamartine, Victor Hugo, Lamennais ou Buchez. Notre Frédéric Arnaud déteste le dandysme égocentrique de la « Bohème » parisienne, ses fantasques, ses libertins et ses fumeurs d’opium, à l’image du couple ravageur : George Sand et Alfred de Musset. Il reste fidèle à l’idéal d’une Eglise ouverte à tous.

« Qu’ils gardent pour eux ce doute et ce dédain qui glacent l’âme et la désolent, qu’ils gardent cette mauvaise passion et cette impiété qui agitent un si grand nombre. Plutôt cent fois l’affaissement complet de l’intelligence qu’un immense talent dont on abuse… Les insensés ! Dieu leur a donné un cœur ardent et noble, et bientôt l’orgueil les enivre, la vanité leur persuade que tous ces dons leur appartiennent, que toutes ces facultés leur étaient dues… » (Journal intime du 22 octobre 1840)

Homme des plus pieux, il est attiré par le messianisme social des catholiques libéraux, les Lamennais, Lacordaire et Montalembert, qui écrivent dans « L’Avenir » pour dissocier la foi chrétienne du programme conservateur des légitimistes et autres grands propriétaires fonciers. Ces ardents prophètes lui semblent annoncer la régénération de la société bourgeoise par le renouveau du christianisme, même s’ils encourent la condamnation du pape par l’encyclique « Mirari Vos » de 1832.

« La vieille société, proclame alors Lacordaire, a péri parce que Dieu en avait été chassé; la nouvelle est souffrante parce que dieu n’y est pas suffisamment entré ».

Ces temps d’industrialisation sont fiévreux et gros de révolutions sociales qu’ont entend venir. Arnaud s’engage politiquement pour faire triomphes ses idées de solidarité. En prenant contact avec les disciples de Fourier, théoricien des phalanstères, il publie en 1846 un vigoureux article intitulé le « mouvement social », proposant aux catholiques d’adhérer aux idées nouvelles et de participer à la vie politique du pays, sans pour autant renoncer ni aux principes de l’Eglise ni à la morale chrétienne. Son projet est de fonder et développer le mouvement coopératif sur la base de la foi catholique. Malheureusement ses convictions sont minoritaires et dérangent quelques bien-pensants. Les affaires de justice qu’on lui confie s’en ressentent. Bientôt réduit au sort d’avocat sans cause, il rentre à Saint-Girons pour y fonder, le 27 décembre 1847, la conférence de Saint-Vincent-de Paul, au sein de laquelle il déploiera son zèle pour les défavorisés.

Eclate soudain à Paris la révolution de 1848. La seconde République est proclamée. Lamartine fait partie du Gouvernement provisoire et George Sand anime le ministère de l’Intérieur, dont elle rédige les textes. Aux élections de l’Assemblée Constituante, le département de l’Ariège, étant peuplé à l’époque de 270.000 âmes, désigne 7 députés, dont il fait partie en tant que « catholique républicain ».Les résultats au scrutin de liste sont les suivants :

Clément Anglade, des Cabannes, 43.971 voix
Firmin Darnaud, de Roquefixade, 33.201 voix
Xavier Durrieu, de Castillon, 32.201 voix
Frédéric Arnaud, de Saint-Girons, 29.515 voix
Antoine Casse, de Lavelanet, 22.289 voix
Théodore Vignes, de Pamiers, 21.313 voix
Galy-Cazalat, de Saint-Girons, 15.907 voix.

L’Ariège élit les candidats républicains contre les légitimistes et aussi contre la bourgeoisie monarchiste. Dès le premier scrutin au suffrage vraiment universel de notre histoire, elle s’inscrit parmi les départements les plus à gauche de France, mais avec une variante catholique à l’ouest et une variante anticléricale à l’est. Arnaud arrive en tête, sur 45 candidats, dans les cantons de Saint-Girons et du Volvestre.

Pour se distinguer, à la mode de l’époque, notre couseranais se fait désormais appeler Arnaud de l’Ariège. Il est vite reconnu comme un puissant et chaleureux orateur parlementaire. Sa voix fait autorité à la chambre.

En cette année révolutionnaire de 1848, le catholicisme libéral devient pour un temps l’idéologie dominante. Ses principaux ténors, les Lamennais, Lacordaire, Montalembert et Arnaud siègent à l’assemblée constituante et popularisent leurs idées généreuses. Pourtant la vogue des associations coopératives aboutit à une catastrophe. Les « ateliers nationaux » que crée l’assemblée mobilisent des dizaines de milliers de chômeurs, auxquels on ne peut donner rien d’autre à faire que d’aplanir le Champ de Mars avec des pioches et des pelles ; puis, quand l’assemblée veut dissoudre ces bataillons d’ouvriers inutiles, ceux-ci s’insurgent et les combats de rues font des milliers de morts. Ce sont les journées sanglantes de Juin 1848, que Gustave Flaubert décrira dans son « Education Sentimentale ». Mais Arnaud persiste dans son utopie généreuse et défend devant l’assemblée nationale, il est vrai sans succès, le principe du « droit au travail ». Ce principe sera plus tard inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946 et garde donc pour nous valeur constitutionnelle aujourd’hui encore, mais sans avoir beaucoup d’application concrète. Au moins est-ce le fervent rappel à la générosité humaniste.

La question étrangère la plus sensible de l’époque est celle de l’unité italienne, qui paraît aller dans le sens du nationalisme européen, mais se heurte à l’existence d’une principauté pontificale, créée jadis par Charlemagne, entre Rome et Bologne. Faut-il aider la monarchie de Piémont-Sardaigne à chasser les Autrichiens du Milanais, mais au risque de léser Rome des Etats Pontificaux ? Faut-il sacrifier les droits territoriaux du Vatican au Risorgimento de l’Italie ? En ces années cruciales de 1848 et 1849, les yeux de la classe politique sont tournés vers Frédéric Arnaud, qu’elle sait à la fois catholique et républicain. Or, celui-ci prend des positions d’avant-garde, préfigurant les futures options la IIIème République. Il se prononce pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat et contre le Concordat napoléonien, qui fonctionnarise les prêtres des trois confessions reconnues et soumet la nomination des évêques au choix politique. Il s’inscrit même en 1849 contre l’expédition à Rome d’un contingent de troupes chargées de défendre les Etats du pape.

Pour les élections de mai 1849, Arnaud adresse au suffrage universel un vibrant programme politique, où déjà il énonce la notion, appelée à faire fortune, de « démocratie chrétienne ».

« Le régime nouveau peine à s’asseoir et à se consolider parce que toute loi religieuse a été ébranlée dans les masses. Comment respecterait-on la souveraineté humaine quand on ne craint pas Dieu ? Je ne connais que deux moyens de raffermir en France le principe de l’autorité, c’est de ramener loyalement la souveraineté temporelle à sa véritable source : le peuple ; c’est de rendre au cœur le sentiment religieux qui commande le respect de la loi et inspire l’amour de la justice…. La démocratie, fille du christianisme, vaincra comme lui, mais elle ne vaincra que par lui ».

Devant l’assemblée législative, Arnaud combat en 1849 un projet de loi qui aurait rendu obligatoire le repos dominical sous peine de sanctions pénales ; mais en 1850 il vote la loi Falloux qui abolit le monopole éducatif de l’Etat et autorise l’enseignement confessionnel. Cependant, l’élection en décembre 1848 de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République par la paysannerie, y compris ariégeoise, qui voit en lui le défenseur de la petite propriété, lui fait redouter le retour du césarisme, du militarisme et du bellicisme. A la séance de l’Assemblée en date du 12 juin 1851, et au grand dam de la majorité des députés, il prononce son plus ardent discours contre la règle de l’ « obéissance passive » des militaires et pour la désobéissance active en cas d’atteinte aux principes constitutionnels ou moraux. En quoi il s’affirme très en avance sur son temps !

« Si un gouvernement me commande un acte qui soit une violation de la loi, soldat ou garde national, je désobéirai… Je ne dois obéissance à la loi que dans les limites de la justice ».

Le coup d’Etat militaire du 2 décembre 1851 le trouve debout. Il ne l’avait que trop pressenti ! Avec Victor Schoelcher, le promoteur de l’abolition de l’esclavage, et Alphonse Baudin, qui sera tué sur une barricade, il organise la résistance armée des parisiens. Il tente même de faire intervenir l’archevêque de Paris, monseigneur de Sibour, pour stopper l’armée. Dans son « Histoire d’un Crime », Victor Hugo magnifiera longuement son courage et sa ténacité. Mais les républicains sont décimés par la mitraille et les arrestations. Arnaud ne doit son salut qu’aux curés qui l’un après l’autre le cachent. Comme tous les députés de gauche ou du centre, il doit s’enfuir de la capitale. Il se réfugie à Bruxelles pour quelques mois, avec son épouse, avant de regagner discrètement l’Ariège.

D’ailleurs notre département résiste aussi à l’abolition de la République. A Pamiers, quelques centaines de citoyens tentent de prendre l’hôtel de ville, avant d’être dispersés par l’armée. Une vingtaine de meneurs sont incarcérés. L’avoué Jean Rouaix, chef des socialistes de Saint-Girons, mourra en déportation à Bône, en Algérie.

L’Empire est proclamé le 2 décembre 1852. Les symboles impériaux font partout leur réapparition : Aigles et N majuscules. L’Empereur Napoléon III s’érige en arbitre des arts et tient sa cour à Compiègne. Le Pouvoir impérial exalte la grandeur napoléonienne, pour se lancer dans la guerre de Crimée, la campagne d’Italie, l’expédition du Mexique et finalement le désastre de Sedan. Certes, le suffrage universel est maintenu, mais le système des candidatures officielles, l’intervention pressante du préfet, l’appui du clergé et la surveillance de la presse empêcheront pour longtemps les républicains de se faire élire députés. Arnaud de l’Ariège se résout à écrire beaucoup. Son grand ouvrage, très lu à l’époque, est l’ « Italie », daté de 1864, par lequel il combat le pouvoir temporel du pape, pour mieux affirmer sa primauté spirituelle. Il faut dire qu’à ce moment les patriotes italiens tentent par deux fois de prendre d’assaut les Etats pontificaux, pour les réunir à l’Italie, en 1862 et 1867, mais qu’ils sont repoussés par le contingent français de Rome et que Garibaldi est lui- même blessé à la jambe par une balle française. On imagine le trouble de l’opinion publique !

« Rome, écrit Arnaud, manque à la fois à l’Italie et au monde civilisé. Siège de la papauté temporelle, elle s’est faite la complice de tous les despotismes. Siège de la papauté désarmée, elle sera la gardienne de la liberté du monde, sans cesser d’être le centre de l’unité morale du genre humain ».

Puis, en 1869, Arnaud publie « La Révolution et l’Eglise », préconisant la réconciliation du catholicisme avec la démocratie et le ralliement de l’Eglise à l’Esprit moderne. Ce seront plus tard les idées de Léon XIII ou de Jean XXIII.

Désigné comme leur candidat par les républicains ariégeois pour les élections législatives de 1869, Arnaud est de nouveau battu, tant la paysannerie soutient encore l’Empereur, mais il remporte la majorité des voix au Mas d’Azil, soit 54,4%, avec le soutien des protestants. Le Mas est alors une bourgade industrielle. Qu’importe pour lui cette nouvelle défaite si le césarisme est ébranlé par les forces vives de la nation ! Arnaud tire les conclusions de l’affaiblissement politique de l’Empire dans son nouvel ouvrage : « La Révolution de 1869 ». Et de fait, pour rétablir ses assises populaires, le régime excite le nationalisme et se lance tête baissée dans la guerre contre la Prusse.

Or, la brusque défaite militaire à Sedan et à Metz provoque, au 4 septembre 1870, la chute sans gloire de Napoléon III, qui s’est rendu aux Allemands. La République est à nouveau proclamée par les parisiens. Voici que le Gouvernement provisoire propose à Arnaud d’être préfet de l’Ariège, ce qu’il refuse, en pensant être le plus utile à Paris. En hâte il rejoint la capitale avant que les Allemands n’y mettent le siège, pour contribuer à l’organisation de la défense nationale. Il y est nommé maire du VIIème arrondissement, c’est-à-dire du « faubourg Saint-Germain », site résidentiel de l’aristocratie. Pendant les rigueurs du siège, Frédéric Arnaud se consacre à créer la caisse des écoles et à l’aide aux plus démunis, qui sont réduits par la famine à manger de l’herbe et des rats.

Aux élections du 8 février 1871, en pleine guerre, il est élu député de la Seine et rejoint l’Assemblée de Bordeaux. Dans cette Assemblée constituante, il vote pour la déchéance de l’Empereur, pour la poursuite de la guerre avec la Prusse et contre les propositions de paix immédiate. Quand en mars survient la Commune de Paris, il est loin et n’a pas à prendre parti. En 1876, Frédéric Arnaud est élu sénateur républicain de l’Ariège. Il a seulement 57 ans.

Or, c’est un homme brisé qui meurt à Versailles le 30 mai 1878, en pleine crise de l’ « Ordre Moral », quand le maréchal Mac Mahon, président de la République depuis 1873, cherche à restaurer la monarchie en France en s’appuyant sur l’Eglise. Certes, la IIIème République a été votée en 1875 par la chambre des députés, à une voix de majorité, mais le président de la République est un légitimiste, qui fait appel au comte de Chambord, le prétendant des Bourbons au trône. Cette grande crise politique creuse alors un clivage idéologique, qui ne se refermera plus de longtemps, entre la droite catholique et la gauche républicaine. Désormais l’anticléricalisme va servir de pensée unique aux républicains, en leur faisant mépriser la question sociale. Et corollairement le catholicisme antidémocratique d’un Charles Maurras va servir d’idéologie de rassemblement à la droite, jusqu’à la catastrophe du régime de Vichy. Le « centrisme » chrétien, entre ces deux meules, se voit laminer. La grande idée de la « Démocratie Chrétienne » ne ressuscitera qu’après la seconde guerre mondiale.

Dans ce divorce français, Frédéric Arnaud devient suspect aux deux camps: à la gauche, parce que catholique; à la droite parce que républicain. Sans doute la contradiction n’est-elle qu’apparente, mais Arnaud en paiera le prix d’un oubli posthume et immérité.

Les honneurs militaires sont rendus à Frédéric Arnaud, d’abord à Versailles, puis à Saint-Girons, où il est inhumé. Sa ville natale lui a dédié un modeste boulevard.

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La Démocratie chrétienne dominera l’Europe occidentale surtout après 1945 et constituera dès lors le socle éthique du « modèle social européen » ou du « modèle social français », autrement dit sera le fondement idéologique de notre « Etat-Providence » et de toute la construction européenne. En quoi Arnaud de l’Ariège fut bon prophète, par ces lignes qu’on peut lire dans son ouvrage : « La Révolution et l’Eglise ».

« Sous la trame compliquée des événements historiques, on verra se dérouler parallèlement, toujours solidaires et jamais confondus, le mouvement religieux et le mouvement social : le mouvement religieux par la permanence et le développement incessant de la société des esprits ; le mouvement social, par l’action profonde des principes évangéliques sur la vie des nations ; la loi de l’histoire moderne sera trouvée ».

Eléments de bibliographie

Jean Signorel : Arnaud de l’Ariège (C.Lacour 2001)
Adelin Moulis : Dictionnaire biographique et généalogique des Ariégeois (C.Lacour 2001)

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