dimanche 8 novembre 2009

Le troisième centenaire du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle


Le troisième centenaire du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle

Michel Bégon octobre 1996

Publié à Rotterdam en octobre 1696, puis souvent réédité jusqu’au 19ème siècle et lu à l’époque de toute l’Europe cultivée, le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle est considéré comme le premier grand ouvrage du mouvement philosophique des Lumières. Des pamphlets de Voltaire, ce gros livre a, cinquante ans auparavant, l’érudition, l’alacrité et l’impertinence ; aussi bien Voltaire s’en est-il inspiré au point de le piller sans vergogne. Alors que Descartes préférait se taire, sur la condamnation de Galilée notamment, que Fontenelle cultivait le doute, mais avec modération, ou que Locke abusait de l’argument d’autorité, Pierre Bayle a inventé le persiflage méthodique, ce qui fit de lui le fondateur de la République des lettres, le précurseur du journalisme moderne et l’inventeur de l’exécution par la dérision. Pourtant ce n’était pas un voltairien, mais un protestant, ni un anarchiste, mais un ariégeois. Il est vrai que la tradition du comté de Foix a toujours été de rébellion contre l’autorité établie.

Le troisième centenaire de cet événement majeur de la civilisation occidentale a été commémoré par un colloque, les 13, 14 et 15 septembre 1996, dans le temple réformé du Carla-Bayle, construit au 19ème siècle en forme de théâtre. Le premier président de la Cour des Comptes, M. Pierre Joxe, a honoré la manifestation de sa présence. Les communications dues à une douzaine de savants parisiens et d’érudits locaux feront l’objet d’une publication dans les actes du colloque.

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Mais qui fut donc Pierre Bayle ? Un ariégeois d’abord, qui toute sa vie d’exil garda non seulement la nostalgie du pays natal, au point de faire la généalogie de la maison de Foix et de célébrer la rivière d’Ariège dans son Dictionnaire, mais encore l’accent occitan, en roulant les “ r ” comme l’Arize ses galets. Aussi faut-il éviter le ridicule de prononcer son nom “ bêle ” à la parisienne et faire sonner le diphtongue “ baïle ”, comme chez nous. Le “ bayle ” est en langue d’oc l’équivalent du “ bailli ” en langue d’oïl, désignant l’officier du roi, investi de fonctions judiciaires, militaires ou financières.

Pierre Bayle naquit le 18 novembre 1647 au bourg du Carla, lequel s’adjoignit ultérieurement le nom du philosophe. Cette bastide du Terrefort coiffe une colline plus élevée que les voisines, plantées aujourd’hui de maïs ou de tournesol, et donne sur la chaîne des Pyrénées une vision exceptionnelle, du moins par beau temps. C’était au 17ème siècle une cité fortifiée, commerçante et peuplée, avec de nombreux artisans et viticulteurs, comme d’ailleurs le Mas d’Azil dont elle est proche. Elle faisait, elle fait encore partie du noyau protestant comprenant les Bordes-sur-Arize, Sabarat, le Mas, Gabre et Camarade. Jean Bayle, fils d’un teinturier de Montauban, y fut nommé pasteur et y épousa, en 1643, Jeanne de Bruguière, appartenant à la noblesse calviniste du pays. Le couple eut trois fils et en fit lui-même l’éducation, à l’écart des modes intellectuelles de l’époque. Dans sa correspondance, Pierre Bayle raconte comment il accompagnait son père, lorsque celui-ci allait célébrer le culte à Gabre, en franchissant le Plantaurel par les sentiers, mais qu’il s’ennuyait si fort aux prêches paternels, qu’il s’éclipsait pour attraper la truite et l’écrevisse dans les ruisseaux, ou la caille dans les halliers.

C’est qu’il n’eut jamais l’austérité revêche qu’on prête trop facilement à ses coreligionnaires. Il aimait s’amuser et rire, comme les gauloiseries de son Dictionnaire en font foi. De sa vie amoureuse, on ne sait pas grand chose, sauf peut-être qu’il séduisit l’épouse du pasteur Jurieu, son ancien ami, devenu son ennemi mortel. Et puisqu’il était hérétique, au regard de l’Eglise établie, il se piqua, comme dira plus tard Apollinaire, d’être “ l’hérésiarque de toutes les Eglises ”.

Homme libre, son audace fut de narguer les dévots, au risque de sa vie ou du salut des siens. Envoyé à l’académie protestante de Puylaurens, il en claqua vite la porte, pour s’inscrire incontinent au collège jésuite de Toulouse et se convertir, en 1669, au catholicisme. Qu’il rencontrât là de grands professeurs, ce n’est pas douteux. Mais qu’il y fût aussi rebuté par la dogmatique catholique, le culte des saints et surtout le sacrement de l’Eucharistie, il le confesse lui-même :

“ Le culte excessif qu’il voyait rendre aux créatures lui ayant paru très suspect et la philosophie lui ayant fait mieux connaître l’impossibilité de la transsubstantiation, il conclut qu’il y avait du sophisme dans les objections auxquelles il avait succombé. ”

(Chimère de la Cabale de Rotterdam)


Aussi bien Pierre Bayle revint-il, dès 1670, à la Réforme, comme le roi Henri IV le fit plusieurs fois, avant de mourir catholique sous le poignard d’un moine défroqué. Mais les temps n’étaient plus aux va-et-vient. Depuis 1665, les convertis retournant à l’hérésie étaient passibles de bannissement ou de mort, tout comme, de nos jours, les musulmans abjurant l’Islam pour le Christ. Il lui fallut fuir, à 23 ans. Ce fut d’abord à Genève, puis à Rouen, ensuite à Paris, bientôt à Sedan, enfin à Rotterdam. Au passage, il connut et railla les querelles théologiques de la Genève calviniste :

“ Les disputes de la grâce universelle ont étrangement partagé les esprits. (...) Cela alla si avant, jusques aux gens de métier se demandaient s’ils étaient pour la grâce universelle ou pour la particulière. ”

Sincèrement protestant, comme il l’a écrit de son lit de mort, il haïssait les orthodoxes de tout bord et l’impérialisme de Louis XIV ; il découvrait avec joie les auteurs libertins et les oeuvres galantes de son époque ; il s’enticha plus qu’un autre d’histoire et de sciences naturelles ; il enseigna la philosophie à Sedan et Rotterdam dans l’esprit du libre examen ; il mit surtout sa plume acerbe au service de l’intelligence contre la superstition et de la tolérance contre le fanatisme en publiant, dès 1682, sa Lettre sur les Comètes, demeurée célèbre, au moins par les citations des manuels scolaires. Une comète étant passée dans le ciel en 1680, dont les astrologues faisaient grand cas, pour apeurer les crédules et gonfler leur commerce, Bayle en prit argument contre l’autorité et le respect des anciens. Le scandale fut si énorme en Europe que même les calvinistes s’indignèrent. Non, écrivait Bayle, l’homme n’est pas le centre du monde et les météores ne sont pas les présages de la Providence. Bien plus, les superstitions antiques étaient entretenues par les princes, les prêtres et les faux savants afin de terroriser le peuple ; et on peut craindre que de telles pratiques n’aient pas changé ... au 17ème siècle.

“ La politique s’est mêlée de faire valoir les présages afin d’avoir de bonnes ressources, ou pour intimider les sujets, ou pour les remplir de confiance. ”

Il aggrava son cas en partant en guerre contre l’Histoire du Calvinisme du père jésuite Maimbourg, puisque non content de réfuter les calomnies qu’encourageait la propagande de Louis XIV, il mit en cause la partialité de tous les historiens au nom de ce qu’il nomme le “ pyrrhonisme historique ” et que nous appellerions la méthode critique en sciences humaines :

“ La partialité se remarque dans la plupart des historiens. (...) Ce sont des histoires que ne valent rien à la vérité, mais leur grand nombre leur tient lieu d’un certain mérite qui fait qu’on les oppose à l’autorité d’un bon historiographe et par là les choses deviennent problématiques. Quelle diversité n’avons-nous pas vue pendant la dernière guerre entre les relations imprimées à Paris et celle qu’on imprimait à Bruxelles ou en Hollande ? (...) Car de dire, comme font quelques-uns, que les gazettes des autres pays ne disent jamais la vérité et que les nôtres la disent toujours, c’est la plus ridicule prévention du monde, les étrangers n’en peuvent-ils pas dire autant en leur faveur ? ”

D’un tel texte, tout demeure d’actualité, aussi bien la dénonciation de la “ désinformation ” en règle que l’appel à la tolérance mutuelle et la confiance dans la possibilité de l’objectivité, même en histoire. Mais à l’époque ce fut peine perdue ! On peut croire que les libelles du philosophe excitèrent plutôt la rage du parti dévot, qui avait pris le pouvoir à Paris, lorsque Madame de Maintenon épousa secrètement le roi en 1684. Car, dès 1685, Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes, qui garantissait les libertés des Eglises réformées, engagea les fameuses “ dragonnades ”, en provoquant l’exil de centaines de milliers de huguenots, puis, en 1689, envahit à nouveau les Provinces-Unies, à l’occasion de la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg. Non sans bonne raison, les historiens américains parlent de ces événements comme de la “ première guerre mondiale ” (“ world war I ”), dans laquelle, bien entendu, la France n’était pas encore du côté des démocraties occidentales.

L’animosité royale prit la tournure d’une vengeance personnelle contre Pierre Bayle, dont le frère Jacob, pasteur du Carla après son père, fut la victime. Arrêté pour sa parenté avec le philosophe, Jacob Bayle mourut en prison, dès l’année 1685, au château Trompette de Bordeaux. Le philosophe en fut très affecté.

Mais Louis XIV perdit cette guerre, comme les suivantes, n’ayant pas l’opinion européenne, ni même française, en sa faveur. Partisan de l’autre camp, Pierre Bayle s’en fit volens nolens l’idéologue. En mars 1684, il édita le périodique intitulé la Nouvelle République des Lettres, bientôt interdit en France, pour y publier sa libre opinion à peu près sur tout. Directeur de la publication, il en fut longtemps le seul rédacteur, avant que de toute l’Europe ne lui parvînt de la copie. Ce fut un vaste succès éditorial. On ne peut pas ne pas comparer cet ariégeois de Hollande à Germaine de Staël dénonçant l’Empereur, depuis Coppet en Suisse, ou à Victor Hugo foudroyant, depuis Jersey, Napoléon le Petit. La tradition des intellectuels militants date de 1684, comme l’historien Emmanuel Leroy-Ladurie l’a noté récemment. Pourtant Bayle n’était pas hostile à la monarchie absolue, y voyant au moins un garde-fou contre les guerres civiles.

Préparé sur une vingtaine d’années, le Dictionnaire historique et critique parut en 1696, avec une centaine d’articles nominaux (Anaxogaras, Ariège, Arminius, Charron, Chrysippe, David, Eve, Mahomet, Manichéens, Nestorius, Origène, Ovide, Pomponace, Spinoza, etc.), mais avec deux effets opposés. Pour le meilleur, il y eut encore un gigantesque succès de librairie ; malgré son volume et son interdiction en France, l’ouvrage fut le “ best seller ” de la fin de siècle. A cette époque toute l’Europe cultivée lisait le français ! Mais pour le pire, Pierre Bayle fut accusé d’impiété et même d’athéisme par les églises protestantes francophones des Provinces-Unies, notamment par le pasteur Pierre Jurieu. L’athéisme est une fausse accusation. On croirait plutôt que les pasteurs inféodés à Guillaume d’Orange, devenu roi d’Angleterre par la “ Glorious Revolution ” de 1688, lui reprochaient son républicanisme. Le souvenir des deux Cromwell et des frères de Witt hantait encore les esprits !

Le Dictionnaire traite de philosophie, de théologie et d’histoire. Bayle s’y montre adversaire des grands systèmes philosophiques, ceux d’Aristote, Spinoza ou Leibniz notamment, lesquels prétendent révéler la Vérité de Dieu et du Monde. Proche du cartésianisme, il n’accepte que les vérités parcellaires et locales, ce qui n’est pas sans le rapprocher de l’empirisme anglo-saxon. Il s’attache donc patiemment à faire apparaître telle contradiction ou à préciser tel point d’histoire, jusqu’à démontrer par l’absurde l’inanité des grandes sommes théologico-philosophiques.

La Réforme ne tenait pour véridique que la Bible et rejetait toute addition ; Bayle, plus restrictif encore, ne tient la Bible pour vraie que dans ses passages dictés par le Saint Esprit et dénonce l’incongruité ou l’absurdité des maints épisodes. Il fait ainsi oeuvre de démystification. Il met alors son érudition narquoise au service de son propos critique. Parlant d’Adam et d’Eve, voici qu’il dispute à longueur de pages du point de savoir s’ils ont consommé le pêché de chair au Paradis ou après en avoir été chassés. Si le père et la mère du genre humain avaient forniqué dans les jardins d’Eden, le Paradis ne serait pas l’asile vierge de tout acte peccamineux qu’on croit, il y aurait donc contradiction. Mais si l’un et l’autre avaient attendu pour procréer qu’ils fussent évincés par Dieu du Paradis perdu, n’auraient-ils pas à ce moment dépassé la limite d’âge biologique de l’enfantement ? Grave débat, dans lequel Bayle fait intervenir nombre d’auteurs de renom, avec des arguments de plus en plus fantaisistes, en faisant mine de les condamner tour à tour :

“ Ce qu’il faut principalement condamner, c’est l’erreur profane et libertine de ceux qui disent que l’arbre de science du bien et du mal n’était autre que le plaisir de l’amour ; d’où ils concluent que la chute de nos premiers pères ne fut autre chose de la part de la femme, que l’envie de perdre sa virginité, et de la part de l’homme, que l’accomplissement de ce désir. ”

Discutant de la prédestination et notamment de l’incompatibilité de la bonté de Dieu avec sa prescience infinie, ou plus simplement de la coexistence du bien et du mal, Bayle note que la thèse dualiste des Manichéens n’a pas été réfutée. Se souvient-il alors de la guerre des Albigeois et du catharisme ? Il traite en tout cas ce problème théologique de façon burlesque : à supposer qu’une mère aimant sa fille prévoie de science sûre qu’au bal où elle se rend, elle perdra sa virginité ; si cette mère laissait sciemment ce déshonneur s’accomplir, c’est qu’elle n’aimait pas sa fille, ce qui est impossible ; mais si elle prévenait sa chute en lui interdisant le bal, elle empêcherait par là-même le malheur de se produire, ce qui est contradictoire avec la dualité du bien et du mal. Avec de pareils arguments, tout collégien et même tout barbon se sentait interpellé dans sa chair : il dévorait des yeux le scandaleux Dictionnaire et il en redemandait. Aussitôt en rupture de stock, réimprimé en catastrophe, complété en 1701, l’énorme ouvrage n’eut pas moins de 13 éditions jusqu’au 19ème siècle.

Pierre Bayle mourut dans sa chambre à Rotterdam d’une affection de poitrine, le 28 décembre 1706, célèbre, mais pauvre et haï. Depuis longtemps, il ne quittait plus son logis, tant le climat frais et pluvieux de la Hollande lui semblait détestable. Par sa correspondance avec les siens, restés en comté de Foix, nous savons combien il regrettait son pays natal, la haute stature du Carla en face de la chaîne des Pyrénées et du Mont Valier, les vignes sur les coteaux du Terrefort, où il cueillait avec ses frères le raisin noir quand le soleil d’octobre jaunissait les crêtes du Plantaurel, les ruisseaux d’écrevisses coulant doucement vers l’Arize et, plus loin, l’Ariège.

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De son époque, le renom de Pierre Bayle fut immense, tant la peur et la haine du régime autoritaire de Louis XIV augmentaient la gloire de ses adversaires les plus décidés. Voltaire a pris son style et chaussé ses bottes pour écrire son Dictionnaire philosophique et ses contes libertins, en accablant le Pouvoir ainsi que l’Eglise de plaisanteries mordantes et mortelles. Dès lors, le ridicule put tuer en politique ! En retour, on jeta contre Pierre Bayle l’opprobre, ainsi qu’en témoigne malicieusement son quasi-homonyme et d’ailleurs disciple : Stendhal.

“ Mon père n’acheta pas le Dictionnaire de Bayle, à la vente de notre cousin Drier, pour ne pas compromettre ma religion, et il me le dit. ”

Vie de Henry Brulard


Aujourd’hui, nos manuels scolaires et philosophiques font si peu de cas d’un tel héros, qu’ils accolent son nom à celui de Bernard de Fontenelle, plus fade, mais aussi moins redoutable. Pourtant l’influence et surtout l’exemple de Pierre Bayle sont demeurés vivaces jusqu’à nos jours, notamment en Ariège. Il n’est pas d’intellectuel du comté de Foix qui n’ait fréquenté le Dictionnaire, dans ses morceaux choisis ou dans ses quatre gros in folio du 18ème siècle.

Plus touchante peut-être est l’affection que les Hollandais conservent pour le philosophe et son pays natal. Si les routes d’Ariège et les campings au bord des lacs des Pyrénées sont en été plus particulièrement fréquentés des Néerlandais, c’est le signe d’une amitié ancienne et indéfectible. Voici une trentaine d’années, une équipe des Pays-Bas prit en mains la restauration du temple protestant du Carla-Bayle et y laissa, en souvenir de son passage, une inscription en flamand.

Récemment fut inauguré, dans sa maison natale du Carla, sur la grand-rue entre le Temple et l’Eglise, le musée à la mémoire du plus célèbre écrivain et philosophe d’Ariège. Il accueille, chaque année, plusieurs milliers de visiteurs émus par tant de souffrances et tant de courage.

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