dimanche 8 novembre 2009

Les Verbigier de Saint Paul


Les Verbigier de Saint Paul
Michel Bégon janvier 2009


Le canton de Sainte-Croix- Volvestre reste à ce jour l’un des plus forestiers, les plus dépeuplés et les plus pauvres du département de l’Ariège. Ici s’étendent les premiers contreforts des petites-Pyrénées et les premiers crans du Plantaurel tout au nord du Salat. Ce sont des sols ingrats pour l’agriculture et l’élevage, mais propices aux industries sylvestres. Jusqu’aux années 1880, nombreux y étaient les bûcherons, les charbonniers, les charpentiers, les menuisiers ainsi que les verreries chauffées au bois. L’exode rural n’y a plus laissé que les rares clairières de Fabas, Tourtouse ou Pointis-Mercenac parmi d’épaisses forêts. Il faut se ressouvenir que ces lieux désormais isolés et parfois perdus ont eu jadis une belle histoire.

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Plusieurs familles de gentilshommes-verriers exerçaient leur art dans les collines de cette contrée qu’elles déboisaient méthodiquement. Le « sentier des verreries », que recommande le syndicat d’initiatives de Sainte-Croix-Volvestre et qui fut tracé à la diligence de Mmes Marie-Geneviève Dagain (de Verbizier Verbizier) et Laurette Fauroux, serpente à travers les forêts d’un site à l’autre, dont il ne reste souvent plus que des murs en ruines, quelques temples désaffectés ou des cimetières à l’abandon, mais aussi, comme par miracle, le beau château de Poudelay.

Les plus anciennes familles de verriers semblent être arrivées ici au cours du XVIème siècle, venant peut-être des proches Comminges, sous les noms des Vervigier, Bervigier, Verbezier, Verbigier ou encore, selon les fantaisies orthographiques du temps, des Verbizier. La présence d’abondantes forêts à exploiter les y a retenues. D’après la tradition familiale et l’archiviste Claude Martin (de Robert Bousquet), ces familles proviendraient encore plus lointainement du petit village de Berbiguières, juché sur la rive sud de la Dordogne, près des Milandes, et fief au XVIème siècle des Caumont, chefs de la noblesse protestante en Périgord. Ce serait là l’origine médiévale de leur nom. Quand les sites boisés firent défaut sur place, elles auraient migré, comme d’ailleurs les autres clans verriers, des forêts du Massif central vers les forêts des Pyrénées, tout au long de la période de la Renaissance. En tout cas, l’ancêtre connu de ces lignages en Couserans semble être un Jean de Verbigier, fils de Pierre, qui testa en 1614, peu après l’assassinat d’Henri IV. Mais leur première installation paraît attestée dès 1544. Puis, les familles de Robert et de Grenier les ont rejoints vers les débuts du XVIIème siècle, quand la répression religieuse les chassa des verreries de La Bastide-de-Sérou, Gabre ou Serre de Cor.

Ces gentilshommes jouissaient du privilège héréditaire de souffler le verre à bouche, les bonbonnes à huile et les flacons à parfum, en vertu d’un monopole octroyé par le roi dès le moyen-âge et confirmé en 1585 par la charte de Sommières (Gard), mais sous la double interdiction de faire le commerce de leurs fabrications (des marchands s’en chargeaient) et de transmettre leurs droits en-dehors de leurs lignages.

Les trois clans familiaux susdits pratiquaient entre eux une endogamie assez fermée, à la manière des dynasties et des corporations d’Ancien Régime, mais aussi pour éviter la mésalliance et le transfert de leurs droits à d’autres lignages. Ainsi, entre 1550 et 1850, sur 3 siècles et 84 mariages recensés chez les Verbigier, 64 se nouèrent avec les trois mêmes clans, dont 32 avec les Grenier, 18 avec les Robert et 14 avec d’autres branches des Verbigier ou Verbizier. Pour autant aucun cas de tare congénitale n’a été signalé!

On dit souvent que ces trois clans familiaux n’étaient guère fortunés et que les seigneurs terriens du Couserans les considéraient comme des « cousins pauvres », bien que leur noblesse fût attestée depuis le XVème siècle, au plus tard, sinon même dès les Croisades. Aux élections locales pour les Etats-Généraux du printemps 1789, faites à Saint-Girons, le second ordre du royaume leur témoigna toute sa condescendance, à cause de la différence des rangs et des patrimoines. Mais sur cette prétendue pauvreté, les historiens s’interrogent aujourd’hui : n’était-ce pas un affichage pour des raisons fiscales ? Ces familles de gentilshommes possédaient de vastes bois pour leur industrie ; or, à l’époque les forêts étaient la principale source d’énergie et pouvaient rapporter beaucoup. On peut penser aussi que les protestants prônaient la modestie, qui est restée leur image confessionnelle, pour se distinguer du luxe et de la prodigalité de la noblesse catholique et rentière d’Ancien Régime. D’autre part, la plupart étaient des « hérétiques » et pouvaient craindre les dénonciateurs avides de leurs biens. En tout cas, l’état des maisons de verriers restées de cette époque ne témoigne pas d’une impécuniosité.

A l’époque, ces gentilshommes-verriers étaient en majorité de la religion réformée, qui était particulièrement puissante dans le sud-ouest du royaume et que Jeanne d’Albret avait d’ailleurs encouragée dans le comté de Foix. C’était encore le cas aux débuts du XVIIème siècle. Or, en 1685, le roi Louis XIV révoqua l’édit de Nantes de son grand-père le béarnais Henri IV, garantissant la liberté de conscience, et provoqua d’un coup plusieurs centaines de milliers d’exils volontaires et de conversions simulées chez les huguenots. Dans le comté de Foix comme en Couserans, les soldats obtinrent toutes les conversions et abjurations prétendument spontanées qu’on voulut à Versailles. Ensemble, les Verbigier se convertirent officiellement à la foi catholique, mais à la hâte et dès octobre 1685. Or, la suite de leur histoire permet de mettre en doute leur sincérité du moment. Les registres de catholicité attestent qu’ils se seraient plusieurs fois convertis et laissent supposer qu’entre-temps ils auraient rechangé de confession. Pour donner aux enfants un état-civil, il fallait les présenter au curé qui les enregistrait sur le livre de paroisse en même temps qu’il les baptisait ; mais bien souvent les mères préféraient cacher la naissance en attendant quelque ministre du Désert pour leur baptême clandestin. Ce double jeu des verriers, partiellement catholiques et partiellement protestants, a été des mieux documenté par M. Yves Blaquière pour ceux de la Montagne Noire. Une telle ambiguïté devait être des plus difficile à tenir longtemps!

Ces allées et venues entre les deux confessions chrétiennes étaient à l’époque d’autant plus fréquentes qu’elles restaient discrètes et que d’ailleurs la différence des deux cultes n’était pas aussi marquée qu’elle s’est faite plus tard. La révolution de 1789 a creusé pour plus d’un siècle un fossé politique, en ralliant les réformés au libéralisme républicain ou orléaniste, et en rejetant les plus catholiques dans l’ultramontanisme, c’est-à-dire sous l’autorité souveraine du pape. En tout cas, l’édit de tolérance, pris par Louis XVI en 1787, rendit aux réformés non seulement la liberté de culte, mais aussi la tenue de l’état civil des baptêmes chrétiens. Ce point d’histoire explique une incertitude qu’on verra plus loin.

Les trois clans familiaux affichaient leur noblesse et leurs privilèges, en portant l’épée ou le poignard avec le large chapeau et en plaidant devant la justice contre les usurpations de roturiers. Dans la hiérarchie nobiliaire ils étaient chevaliers, mais les réformés ne pouvaient en principe être officiers du roi, sauf bien sûr en cas de double baptême. En réalité, ces gentilshommes-verriers étaient prisonniers de leur condition et de leur rente de situation, ce que l’essor brusque des Verbigier après la Révolution démontrera brillamment.

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Les trois clans familiaux se partageaient les sites montueux les plus favorables à la verrerie, partout où les forêts à exploiter avoisinaient les roches siliceuses dont faire le corps du verre. En trois siècles, ils exploitèrent plusieurs dizaines de verreries, désormais réduites à l’état de vestiges et à l’écart des routes modernes ; il n’en reste guère que le château de Poudelay, toujours si prestigieux au cœur des bois. Les Verbigier se sont implantés dès le XVIème siècle dans la zone située quelques kilomètres à l’ouest de Sainte-Croix-Volvestre et au nord de Fabas, en ce lieu qu’on appelait, selon la variété des orthographes d’autrefois, Pout de Lagny, Pot-de-Leu ou Poudelay. Seul ce dernier nom figure sur les cartes actuelles. Ici leur présence est attestée par des actes notariés dès 1544, donc datant du règne de François 1er (1494-1547). On y retrouve encore aujourd’hui, surtout sur la carte, les endroits dénommés « verrerie du haut » et « verrerie du bas ».

En cinq siècles, cette souche a été si prolifique qu’on ne saurait aisément retracer son arbre généalogique, dont les branches se sont entrecroisées souvent et les rameaux restent jusqu’à nos jours des plus féconds. Souvenons-nous qu’en principe les réformés ne donnaient ni leurs fils aux armées ni leurs filles à la religion et que leur descendance s’en est d’autant mieux perpétuée sous l’Ancien Régime, à la différence de tant d’autres lignages nobles. Pour se distinguer entre eux, les centaines de gentilshommes-verriers du sud-ouest accolaient à leur patronyme le nom d’une verrerie, d’une maison, d’un bois; ce surnom changeait normalement à chaque génération et même à chaque individu ; puis il s’est reconduit d’une génération à l’autre pour identifier les filiations; plus tard encore, il est s’incorporé au nom de famille, dont il est désormais indissociable. Les Verbigier des XVIIème et XVIIIème siècles ont pris successivement les surnoms de Mourtis, Laffitte, Sablon, Montredon, Coustaut, Poudelay, puis Saint-Paul, dont on supputera plus loin l’origine. Par hasard ou en l’honneur de l’apôtre, le nom de Saint-Paul a prévalu et parfois même éclipsé le patronyme ancestral.

A la tête des verreries de Poudelay, se sont succédé pendant le XVIIIème siècle un Jacques de Verbigier (disparu en 1703), son fils Jacques (mort en 1724), puis son petit-fils Paul (décédé en 1787). C’étaient des maîtres-verriers et déjà d’importants propriétaires, surtout de domaines forestiers. Le château de Poudelay se constituait alors d’une grande maison à deux étages dans le style du pays. Les dépendances logeaient bon nombre de salariés. D’après les archives, la population active était abondante dans l’atelier verrier, en outre des auxiliaires extérieurs, puisqu’avec les membres de la famille travaillaient des régisseurs et des ouvriers, dont les noms nous sont restés. Tous ces gens étaient, semble-t-il, protestants et se réunissaient dans le petit temple qui subsiste près du château et sera plus tard converti en chapelle catholique. Ils se faisaient enterrer parmi les champs et les prés sans pierre tombale ni ornements pour reposer dans la simple humilité chrétienne.

Comme pour la plupart des gentilshommes-verriers du Volvestre et du Couserans, l’événement tragique fut la répression consécutive à des cultes réformés, célébrés clandestinement en 1745 aux verreries dans les forêts, mais dénoncés aussitôt à la police royale. D’après les archives de l’Hérault, une assemblée fut tenue le 15 avril 1745 à Fauroux, près de Fabas; le ministre y prêcha devant 160 personnes à trois reprises, de sept heures du matin à une heure de l’après-midi. D’autres assemblées se firent dans les jours proches et les sites voisins, en attestant pour nous la densité de la population que faisaient vivre alors les verreries. Aucun des Verbigier n’y fut capturé, ni envoyé aux galères, mais tous se virent « ficher » par la police, comme il ressort d’un rapport d’enquête, qui les dénonce pour pratiquer en secret la R.P.R., ou religion prétendue réformée. Par représailles, les gens du roi rasèrent en 1746 les verreries de Poudelay. On renforça la clandestinité. Puis, l’édit de tolérance de 1787 permit aux huguenots de relever la tête.

Il semble que ces verreries de Poudelay aient cessé leur activité sous le roi Louis XV, peut-être dès le rasement de 1746 ou un peu plus tard, et qu’ensuite les Verbigier soient allés souffler le verre dans d’autres ateliers du Volvestre ou ceux de la forêt de Grésigne, située dans l’actuel département du Tarn, qu’exploitaient leurs lointains cousins. Il est donc plausible que le gentilhomme-verrier Paul de Verbigier, né en 1712 et décédé en 1787, ait exercé son métier en Grésigne dans la seconde moitié de sa vie et qu’il ait accolé à son patronyme le surnom de Saint-Paul, d’après la paroisse Saint-Paul de Maimrac, située non loin de Bruniquel en Tarn-et-Garonne, où les Verbigier étaient alors présents. Cette conjecture a été suggérée par M. Claude Martin (de Robert Bousquet).

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La Révolution créa pour tous la grande rupture. Sans doute les gentilshommes-verriers étaient- ils assez loyalement, mais modérément royalistes. L’abrogation de la noblesse et des privilèges supprima de plein droit leur condition et leur monopole, mais sans faire pour autant cesser leur industrie verrière. Or, un grand soldat sortit du lot.

Paul de Verbigier est né à Poudelay, officiellement le 25 avril 1775, fils du verrier Paul de Verbigier de Saint-Paul, ci-dessus, et de Marie de Robert des Garils, originaire de la commanderie de Gabre (comté de Foix). Or, l’incertitude subsiste sur son âge réel, parce que son baptême au sein de l’Eglise réformée ne figurait pas sur les registres paroissiaux de l’Eglise et que pour s’engager à dix-sept ans dans l’armée, il se serait vieilli de trois ans, en se déclarant né en 1772. Sa date de naissance officielle a été rétrospectivement fixée au 25 avril 1775 par une décision du tribunal de Saint-Girons prise le 25 juin 1835.

Depuis 1789, la Révolution exalte les uns et effraie les autres. En 1792, Paul est orphelin de père depuis cinq ans déjà et sa mère qui porte le nom de la verrerie des Garils, rasée en 1621, lui insuffle le ressentiment. Voici donc que le 27 janvier 1792, Louis XVI régnant encore, Paul de Verbigier s’engage comme sergent au 3ème bataillon des Volontaires de l’Ariège, en trichant sur son âge, et passe à l’armée d’Espagne, le 22 juillet 1792, comme sous- lieutenant. Entre-temps, le roi déclare la guerre à l’Autriche, dès avril 1792, poussé dit-on par Marie-Antoinette, qui escomptait la défaite française; et aussi bien, mal préparée, la France perd-elle d’abord du terrain en Alsace et Lorraine ; mais bientôt survient le sursaut de la bataille de Valmy, le 20 septembre 1792 ; la royauté est alors renversée et la République proclamée. Le 7 mars 1793, an I de la République, la Convention déclare la guerre à l’Espagne de Charles IV Bourbon, descendant de Louis XIV. Tout de suite l’armée espagnole envahit le Roussillon.

Or, là aussi, sursaut patriotique ! La victoire de Peyrestortes, le 17 septembre 1793, aux rivages de la mer Méditerranée, repousse l’ennemi. Cela se passe près de l’étang de Canet, d’où par beau temps on aperçoit le mont Canigou. Toutefois, blessé d’un coup de baïonnette au front, le citoyen et ci-devant noble Verbigier se fait capturer. Soixante ans après, le pasteur et poète Napoléon Peyrat, des Bordes-sur-Arize, célèbrera par son emphase très hugolienne l’héroïque événement :

« Ô bataille de Peyrestortes,
Où l’Espagne, des monts rompant les vieilles portes,
Nous défia superbe et trouva son tombeau !
Où sous le choc tonnant de nos phalanges fortes,
Notre France écrasa ses funestes cohortes,
Rome et l’Escurial, le vautour, le corbeau,
Tout un monde de larves mortes !
Victoire populaire au radieux flambeau,
Du Canigou de neige, arborant le lambeau
De ton linceul sanglant, garde à jamais ces portes
Et de France et d’Espagne, ô trophée, ô tombeau,
Ô bataille de Peyrestortes ! »

Enfin libéré le 24 octobre 1795, après deux ans d’Espagne, le citoyen Verbigier est incorporé en 1796 comme lieutenant de l’armée d’Italie, sous les ordres du jeune général Napoléon Bonaparte, lequel vole de victoire en victoire, Lodi, le pont d’Arcole, Campo Formio, et remporte la gloire immense que l’on sait. Désormais les talents militaires du rejeton du Volvestre sont reconnus. Son intelligence et sa vaillance le portent de l’avant. Voici qu’en 1798, il est fait capitaine dans l’armée de la nouvelle République Cisalpine, où il apprend l’italien. Quant à Bonaparte, il mène le coup d’Etat du 18 brumaire, en 1799, se proclame empereur et reprend la lutte contre les coalisés. En 1803, le royaume d’Italie est créé, dont Napoléon se fait roi ; Paul Verbigier contribue à constituer son armée et devient aide de camp du général Severoli. Il n’a que 28 ans ! Lorsqu’en 1806 les Français reprennent Naples, Verbigier est versé dans l’armée napolitaine, sous le commandement de Murat. En 1807, il est nommé chef de bataillon de la Grande Armée. En avril1809 il est sur l’Isonzo, pour couvrir l’avancée de Napoléon vers Wagram ; puis il fait route vers l’Allemagne occupée.

Entre-temps, le lieutenant Jean de Verbigier, frère cadet de Paul et né en 1778, meurt sans qu’on en sache plus, à l’âge de 22 ans et donc vers 1800, dans l’armée des Pyrénées.

Les aigles impériales se croient maintenant toutes-puissantes. Ô présomption ! En mars 1808, Napoléon 1er fait envahir l’Espagne et le Portugal. Sa première mesure, pour rallier les amis des idées nouvelles : les « afrancesados », est d’abolir l’Inquisition. La seconde est qu’il donne à son frère le trône des Bourbons. Mais cette invasion française marque pour l’Espagne le début de la guerre d’indépendance, que commémore chaque année la fête nationale du pays. Car, les espagnols résistent avec fureur, par la guérilla en Catalogne et surtout les insurrections madrilènes des 2 et 3 mai 1808, que Goya magnifiera sur ses grandes toiles du Prado. En juin, la capitulation de Bailèn oblige le roi Joseph Bonaparte à s’enfuir de Madrid et à se replier au plus vite sur l’Ebre. Les Anglais débarquent au Portugal et Junot capitule à Cintra, le 30 août 1808. L’empereur décide de reprendre personnellement les choses en main et d’engager ses meilleurs capitaines avec ses meilleures troupes.

Soult prend le commandement. C’est lui aussi un descendant des gentilshommes-verriers, sa mère étant Marie de Grenier Lapeyre, des verreries de la Montagne Noire. Le 28 mai 1810, Verbigier est affecté comme adjudant-commandant pour la contre-offensive à l’armée d’Aragon : il participe au terrible siège de Saragosse, à la bataille de Vic et à la prise de Lérida, au pied des Pyrénées. Nommé chef d’état-major dans la division Peyri, il montre toute sa valeur au siège de Tarragone en Catalogne, en mai et juin 1811 ; il mène l’assaut de la ville haute, sous le feu des navires anglais, dans une bataille de rues, où il faut prendre maison par maison ; en investissant la forteresse, il fait 10.000 prisonniers et capture 380 pièces de canon. Cependant, il est blessé d’une balle à la jambe gauche le 28 juin 1811. C’est alors que l’empereur le distingue, en le faisant baron d’Empire, un titre héréditaire qui s’est transmis, après lui, de père en fils.

Promu général de brigade, le baron de Saint-Paul s’illustre encore au siège de Valence (26 décembre 1811). Il se voit nommer chevalier de la Couronne de Fer. En janvier 1812, il prend le commandement de 2 divisions sur le front de l’Ebre. Il remporte les batailles de Posa (février 1813) et Tolosa (juin 1813). Napoléon envoie des Italiens en renfort sur le front d’Espagne et le baron prend le commandement de leur brigade. Mais la guérilla espagnole s’empare des campagnes, avec la férocité inouïe que Goya retracera plus tard, dans ses « désastres de la guerre »: soldats pendus ou coupés en morceaux. L’armée de Wellington approche, bat les français, les force à évacuer l’Espagne et, dès novembre 1813, passe les Pyrénées. En décembre 1813, le général doit regagner l’Italie avec sa brigade.

Car, la situation s’aggrave aussi pour le royaume d’Italie, dont le vice-roi est Eugène de Beauharnais, et pour le royaume de Naples, où règne Joachim Murat. Parce qu’il parle bien l’italien, le baron de Saint-Paul est chargé d’assurer la défense dans la péninsule. En février 1814, il commande la garnison de Domo d’Ossola sur la frontière avec la Suisse. Mais déjà l’ennemi envahit la France du nord. La campagne de France ne mobilise que de trop faibles effectifs. Les notables abandonnent l’empereur, qui abdique à Fontainebleau. Louis XVIII, frère de Louis XVI, fait son entrée à Paris, le 3 mai 1814. Notre héros est démobilisé le 31 mai 1814 et revient vaincu à Poudelay.

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C’est alors l’un des épisodes les plus étranges de l’histoire de France : la tentative de fusionner la noblesse d’Empire avec la noblesse d’Ancien Régime, pour réconcilier les français après 22 ans de guerres intestines. Le roi Louis XVIII a besoin des soldats aguerris de l’Empire autant que ceux-ci ont besoin du roi pour conserver leurs titres et dignités.

Comme tant d’autres le baron de Saint-Paul se rallie à la monarchie. Etant déjà titulaire de la Croix de Fer et grand officier de la Légion d’Honneur, il est aussi nommé maréchal de camp par le roi et reçoit en octobre 1814 la Croix de Saint-Louis. Il épouse alors une héritière de l’illustre maison de Foix : Charlotte-Honorée, dont le père est Paul-Louis de Foix-Fabas, ancien seigneur de Fabas et député monarchiste à la chambre de 1814. Il aura pour beau-frère Alexandre-Henri de Foix, garde du corps de Louis XVIII. Comme au regard de la Restauration Paul de Verbigier est de naissance noble et depuis toujours chevalier, par la grâce du roi Saint-Louis dit-on même, il n’y a pas là de mésalliance pour la belle-famille. Les plus légitimistes n’y pourront rien reprocher! Seulement, pour épouser Charlotte, le baron de Saint-Paul doit promettre que les enfants du couple seront catholiques, bien qu’il reste lui-même pour toujours protestant. Or, sa mère Marie de Robert des Garils, dit la tradition orale, réprouve cet engagement et même aurait renié son fils. Est-ce si sûr ? Elle mourra à Poudelay en 1826.

Au vrai, Saint-Paul et Charlotte de Foix-Fabas étaient fiancés depuis sept ans déjà, mais à cause des campagnes militaires se voyaient assez peu. La famille conserve leur correspondance en italien, dans laquelle la fiancée reproche à son futur de ne pas toujours profiter de ses déplacements pour lui rendre visite en Ariège.

Napoléon débarque brusquement de l’île d’Elbe le 1er mars 1815. L’un après l’autre, les bonapartistes mal ralliés jettent le masque et rejoignent les aigles. Que faire ? Le baron de Saint-Paul ne renonce pas à sa belle fiancée et lui passe la bague au doigt le 18 mai 1815. Puis, il rejoint l’empereur et ses camarades de combat. A sa place qu’auriez-vous fait ? Le 27 mai 1815, une semaine après le mariage, Napoléon 1er le nomme général de division et le général Clauzel lui confie le commandement de la place forte de Montlouis en Cerdagne, jadis configurée par Vauban. Il est face à l’armée du général espagnol Castanos, qui reste un grand chef pour son pays (une rue de Madrid porte son nom). Or, il est aussi en pleine « lune de miel » et sa jolie femme l’accompagne au milieu des soldats. Cependant, le danger presse de toutes parts et Charlotte de Saint-Paul doit regagner Poudelay à cheval, avec quelques zélés domestiques. Est-ce par le col de Puymorens et le val d’Ariège ? Ou bien, pour éviter Llivia et Puigcerda, en descendant les gorges de l’Aude ? En tout cas, quelle folle chevauchée par les monts et les périls !

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Survient alors un glorieux fait d’armes. Le 18 juin 1815, Napoléon perd la bataille de Waterloo en Belgique ; il abdique le 22 juin en faveur du son fils, l’ « Aiglon », et tente de fuir aux Etats-Unis par Rochefort. Une période d’incertitude politique s’installe avant que Louis XVIII ne revienne de Gand, où il s’était réfugié pendant les Cent-Jours. Le général-baron de Saint-Paul juge qu’il est de son devoir de tenir coûte que coûte la place de Montlouis face aux espagnols, pour éviter qu’ils ne s’emparent des Pyrénées Orintales.

C’est d’abord un soldat qui veut servir son pays jusqu’au bout. Il aurait préféré tomber en héros sur le champ de bataille ; mais le sort en dispose autrement. Il ne se rendra que « pour faire épargner ses hommes ». Voici comment il rend lui-même compte de l’affaire par une lettre datée du 8 octobre 1830 au ministre de la Guerre du nouveau roi Louis-Philippe, lequel ministre n’est autre alors que Nicolas Jean de Dieu Soult, duc de Dalmatie.

Le 5 juillet 1815, le duc d’Angoulême lui fait donner l’ordre par le général le baron de Damas de reconnaître l’autorité du roi. Il ne répond pas. Second ordre le 7 : il est destitué de son commandement de la place, qui serait confié à l’officier qui pourrait s’en emparer. Cette action vaudrait oubli du passé. Troisième sommation le lendemain : « Vu le refus de l’ex-général Saint-Paul de se conformer aux ordres de Son Altesse Royale, en date du 5 et du 7 de ce mois, il est destitué et soumis au jugement d’une commission militaire et ce conformément à l’ordonnance royale du 6 mars dernier ». Saint-Paul résiste toujours. « Inutilité des menaces : moyens de séduction, avancement…, tout me fut proposé avec une prodigalité sans usure, comme sans délicatesse. Je fis connaître au baron de Damas le mépris que m’inspiraient de semblables propositions et que j’étais plus que jamais déterminé à ne remettre la place que d’après les ordres du ministre de la Guerre. Je continuai mon commandement jusqu’au 26 juillet et je ne me déterminai à le quitter qu’après avoir eu la certitude qu’une division espagnole aux ordres du général Saarfield devait le lendemain entrer en France, trop ami de mon pays pour lui faire supporter un malheur de plus et certain d’ailleurs qu’une plus longue résistance ne ferait qu’aggraver le sort d’une garnison qui avait montré tant de répugnance et qui était la dernière à se soumettre. Je fis enfin arborer le drapeau qui ne doit plus être celui de la France. Immédiatement la garnison sortit de sa place, armes et bagages, criant qu’elle allait prendre l’armée de la Loire. Depuis le 18, j’étais sans nouvelle de mes chefs ; je me disposais à suivre le mouvement de la troupe ; mais je fus arrêté et conduit à Foix par la gendarmerie pour y être jugé. Je dois à l’influence du général Périgueux, commandant alors à Toulouse, de n’avoir pas porté ma tête sur l’échafaud (son épée a été brisée entre ses mains). Je reçus de lui l’ordre de rentrer chez moi, où je suis demeuré longtemps sous la surveillance de la police ».

Le 15 juillet 1815, Napoléon 1er renonce à gagner les Etats-Unis et se constitue prisonnier entre les mains de l’Angleterre. Peut-être cette tentative avortée expliquerait-elle aussi la longue résistance de Saint-Paul, jusqu’au 26 juillet, soit 38 jours après Waterloo, pour couvrir l’empereur en fuite par le flanc sud ?

Mis en demi-solde à l’âge de 45 ans, le général se retire donc à Poudelay, avec sa belle épouse, qui lui donne quatre enfants, portant tous son prénom : Paule-Célanire, Paul-Louis-Gustave, Paul-Louis-Léopold et Paul-Henri-Gaston.

En 1825, Saint-Paul est mis à la retraite de l’armée. Il remplace son beau-père Louis de Foix-Fabas au conseil général de l’Ariège, en pleine « guerre des demoiselles », l’ultime insurrection paysanne de France.

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Retour de fortune par les « Trois Glorieuses » de juillet 1830. Ayant évincé les Bourbons légitimes, le roi Louis-Philippe se réclame de Napoléon, achève l’arc de triomphe à Paris, fait revenir les cendres de l’empereur et surtout rappelle au pouvoir le maréchal Soult, d’abord comme ministre de la Guerre, puis comme premier ministre. C’est la grande époque du libéralisme et du romantisme.

Saint-Paul veut revenir sous les armes et adresse à Soult cette lette du 8 octobre 1830, qu’on a déjà citée. « J’ai fait dix-huit campagnes, parti simple soldat, j’ai acquis tous mes grades sur le champ de bataille, je tiens à l’armée comme à mon existence, ce serait me faire mourir de regret et de douleur de ne pas m’y rattacher le jour où mes principes ont triomphé.» Il est nommé commandant militaire des garnisons de l’Indre, le 14 janvier 1831 et commandeur de la Légion d’Honneur, le 16 novembre 1832. Le portrait conservé par les siens le représente alors en grand uniforme, veste bleue aux épaulettes dorées, trois décorations pendantes, pantalon rouge et ceinture d’or, avec le regard impérieux, la moustache grise et les favoris à la mode louis-philipparde. Dans l’Indre, il fait la connaissance de Talleyrand, qui possède le château de Valençay. Puis, il est élu en 1833, au scrutin censitaire, conseiller général du canton de Sainte-Croix-Volvestre. Il est aussi maire de Fabas. Ses responsabilités lui font ouvrir la route vicinale n°3, qui joint Saint-Lizier à Salies-du-Salat et dont est aujourd’hui prévu l’élargissement à 2 fois 2 voies. Mais la Seconde République, proclamée en février 1848, ne correspond plus à ses idées, ni d’ailleurs à celles de son fils Gaston, comme on va le voir. Il se retire de toutes ses fonctions et meurt le 2 novembre 1850. Il est inhumé dans le cimetière protestant de Fabas.

Plus tard, lorsque le cimetière catholique sera désaffecté, les tombes des Foix-Fabas seront transférées dans ce cimetière protestant. Or, étant calviniste, le baron de Saint-Paul y est enseveli, certes, à côté de son épouse Charlotte, qui gît en terre consacrée par l’Eglise, mais de l’autre côté d’une ligne virtuelle, séparant la terre sainte du sol profane.

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Après lui, les Verbigier de Saint Paul conjuguent le zèle bonapartiste avec une foi sincèrement catholique, dont les manuscrits de sa fille Célanire ne permettent plus de douter. Ce seront des notables d’envergure nationale et des militaires de tradition .

Mais leurs sorts s’avèrent bien différents. Le baron Paul-Louis-Gustave est conseiller général de Sainte-Croix, maire de Fabas et trésorier général de la Lozère, puis du Tarn-et-Garonne ; mais il n’a malheureusement pas de descendance. Paul-Louis-Léopold est brigadier des spahis en Algérie, mais dès 1840 se fait tuer à l’ennemi, dans un héroïque combat d’arrière-garde. Enfin Paul-Marie-Henri-Gaston , né en 1820, fera sous le Second Empire une grande carrière politique.

Ses études au collège de Sorèze et à la faculté de droit lui ouvrent le ministère de l’Intérieur en 1846. Aux terribles journées de juin 1848, faisant plusieurs milliers de morts sur les barricades de Paris, il commande une compagnie de gardes mobiles au faubourg Saint-Antoine, qui est le quartier traditionnel des artisans et le point névralgique des combats de rue. Un des insurgés le vise à bout portant, un garde détourne le coup, l’arme a été conservée par la famille. Puis, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 porte au pouvoir l’empereur Napoléon III. C’est derechef l’acmé des bonapartistes !

Affecté au département du Tarn, comme sous-préfet de Castres, Gaston de Saint-Paul affronte les émeutes de 1851 et le choléra de 1854. En 1856, le voici sous-préfet de Brest ; en 1858, préfet des Basses-Alpes ; en 1859, directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur. Sa réputation d’homme « à poigne » le fait nommer directeur du personnel et de la presse, place Beauvau, pour tenir la dragée haute à l’opposition légitimiste et républicaine. Il se lie alors d’amitié avec Bernard de Grenier de Cassagnac, lui aussi descendant des gentilshommes-verriers de Gascogne et l’un des grands chefs du parti bonapartiste.

Les états de l’époque font de Gaston de Verbigier la seconde fortune de l’Ariège, avec plusieurs centaines d’hectares dans le canton de Sainte-Croix et en tout 50.000 francs-or, derrière le vicomte de Saintenac, valant pour sa part 150.000 francs-or. Ces états officiels chiffrent même son patrimoine à 8000 hectares ; mais une telle superficie paraît peu crédible à la famille et à l’actuel maire de Fabas. Il s’agit de forêts près de Sainte-Croix- Volvestre, des métairies héritées des Foix-Fabas et de terrains à bâtir dans la zone ouest de Paris.

Pourquoi et comment un tel patrimoine ? Son père ni les Foix-Fabas n’étaient aussi riches. On peut essayer de cerner la source d’une pareille fortune. Sous le Second Empire, le capitalisme industriel et ferroviaire se développe impétueusement en liaison étroite avec les milieux politiques et Gaston de Saint-Paul fait justement partie du cercle étroit des « amis du Pouvoir ». Il préside une compagnie de chemins de fer. Il connaît fort bien le baron Georges Haussmann (1809-1891), qui fut sous-préfet de Saint-Girons (Ariège) et sans doute fréquenta Poudelay à cette occasion. Nommé préfet de la Seine, Haussmann dirige avec génie l’aménagement de Paris et associe ses amis à l’énorme opération foncière qui l’accompagne. De tout temps (déjà Voltaire !) et encore de nos jours, les « amis du Pouvoir » ont bénéficié d’ « informations privilégiées », dont ils savent tirer discrètement le meilleur parti. Etait-ce le cas ? Quoi qu’il en soit, Gaston de Saint-Paul acquiert des terrains et des immeubles à Passy ou près de la place Vendôme (en particulier rue du Mont Thabor), dont les plus-values foncières ont dû être considérables à l’époque. D’ailleurs une rue bordant le Palais de Tokyo en bord de Seine (à Paris XVIème) porte encore le nom de Gaston de Saint-Paul.

Son portrait officiel montre un vaste front sous une chevelure noire et un visage bardé d’une grosse moustache noire cernant le menton, à la mode « gauloise » de Napoléon III. On est à l’époque des fouilles d’Alésia. C’est un fidèle serviteur de l’Etat, qui a la main lourde pour les opposants et a tôt fait de transformer les écarts de plume en délits de presse. Exilé à Jersey, Victor Hugo est hors d’atteinte. Mais un jeune étudiant en médecine du nom de Georges Clémenceau est emprisonné quelques semaines et en conservera une rancune tenace.

Souvent Saint-Paul revient au pays et chasse dans ses forêts. Un mauvais jour il est mordu par un renard et redoute la contagion de la rage. En Couserans, on ne connaissait contre ce fléau que le remède d’une omelette spécialement préparée par les Saint-Paul et que les paysans piteusement mordus venaient manger au château. Gaston avale l’omelette idoine, mais n’a pas trop confiance dans cette médication douce ; alors, au risque du pire, il s’enferme dans une chambre avec un pistolet et se fait hisser des vivres par la fenêtre. Mais le renard n’était pas enragé ! Louis Pasteur inventera le vaccin antirabique seulement en 1885.

Nommé préfet de la Meurthe à Nancy (ce département sera découpé en 1871 entre la Moselle allemande et la Meurthe-et- Moselle demeurée française), Saint-Paul noue amitié avec le maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta, qui commande à l’époque les armées de l’est. De retour place Beauvau, le voici responsable des messages secrets, qu’il doit remettre à l’empereur en mains propres ; puis, en 1868, il est promu conseiller d’Etat en service extraordinaire et, à Lille, devient administrateur du département du Nord. Cependant, l’empereur, sous la pression de l’opinion publique, évolue vers le libéralisme économique et politique. Le journaliste Jules Ferry attaque dans la presse les « amis du Pouvoir » et publie « les Comptes Fantastiques d’Haussmann » contre les spéculateurs. Le baron Haussmann est démis de son poste de préfet de la Seine au profit de ce même Jules Ferry, qui sera plus tard président du conseil des ministres sous la République. En janvier 1870, le républicain Emile Ollivier, dont l’inconscience fera scandale, en appelant « d’un cœur léger »à la guerre contre la Prusse, est chargé de former le gouvernement. C’en est trop pour Gaston de Saint-Paul, qui démissionne de son poste préfectoral. Il est nommé sénateur de l’Empire, en récompense de ses services. Voici comment il écrit à l’empereur son inquiétude d’un tel laxisme :

« Je ne puis conserver une position militante, quand votre Majesté inaugure une politique éloignée de mes convictions. L’abus de la parole est surtout redoutable lorsqu’il a pour auxiliaire la liberté de la presse. Je prévois l’époque où ces deux pouvoirs seront un danger considérable pour les institutions de mon Pays, une menace pour sa tranquillité intérieure…Car alors on [ne] pourra contenir longtemps dans de sages limites le flot libéral qui monte vite et n’est souvent que le précurseur du flot révolutionnaire ». (Lille, 3 janvier 1870)

La tradition familiale veut même qu’à l’occasion d’un dîner avec Napoléon III et Mac Mahon, le sénateur Gaston de Saint-Paul leur ait dénoncé la mollesse du général Trochu, nommé gouverneur militaire de Paris. Son audace n’égalait que sa lucidité! Au siège de la capitale par les Prussiens, l’hiver de 1870, Trochu n’opposera que de la passivité militaire. De lui, on dira : « Trochu, participe passé du verbe trop choir ».

La cascade des événements réalise les sombres prophéties du nouveau sénateur impérial. Aux premiers jours d’août 1870, les armées allemandes bousculent celles de Mac Mahon et prennent l’Alsace. Ollivier est discrédité. Napoléon III prend le commandement des troupes sur le terrain et confie la régence à l’impératrice Eugénie. Celle-ci cherche un homme fort qui tienne Paris et songe à Gaston de Saint Paul pour former le nouveau ministère. Mais on lui préfère un militaire : ce sera le général Cousin-Montauban, comte de Palikao. S’ensuivent la capitulation de Sedan, Metz et Paris, la déchéance de l’empereur et la sanglante Commune de Paris…Gaston de Saint-Paul se retire sur ses terres d’Ariège, pour y devenir le chef incontesté de l’opposition bonapartiste à la démocratie libérale. Son ami le maréchal de Mac Mahon, élu président de la République en 1873, tente d’instaurer « l’Ordre Moral », en appelant les conservateurs au pouvoir. Il lui donne toute sa force et même sa fortune, en éditant le journal « l’Ariégeois », qui ne ralliera pourtant que 283 abonnés.

Le rédacteur principal de la publication est l’écrivain Octave Mirbeau (1848-1917), qui à ses débuts journaliste catholique et monarchiste, finira, dans son âge mûr, anarchiste, défenseur de l’art moderne et contempteur des turpitudes bourgeoises, avec son fameux « Journal d’une Femme de Chambre », dont beaucoup plus tard s’inspirera le cinéaste espagnol Luis Bunuel.

La formation de forteresses bonapartistes sur le territoire semble alors être une stratégie de repli systématique. Ainsi les Grenier de Cassagnac constituent la leur à Plaisance-du-Gers, avec un succès électoral qui se maintiendra longtemps.

En Ariège, la lutte politique se fait serrée. Aux élections législatives de février 1876, Gaston de Saint-Paul est élu député du saint-gironnais, avec 50,05% des suffrages exprimés, en battant les partisans de Frédéric Arnaud et en remportant même 70% des voix dans son canton de Sainte-Croix. Le triomphe est d’autant plus significatif que la mort de son frère aîné lui donne alors le titre de baron d’Empire. Mais il est bref ! N’obtenant pas la majorité conservatrice qu’il souhaitait, le président Mac Mahon nomme un gouvernement de droite et dissout la chambre des députés. C’est la crise politique du 16 mai 1877. Le nom de Saint-Paul est un moment avancé pour le ministère de l’Intérieur. Aux nouvelles élections d’octobre 1877, Saint-Paul est réélu député avec plus d’avance encore : 52,76% des suffrages. Il est aussi élu conseiller général de Sainte-croix, en novembre 1877, pour remplacer son frère aîné et en battant Sentenac. Seulement, les républicains restent majoritaires à la Chambre et votent l’invalidation de 70 députés légitimistes et bonapartistes, dont Saint-Paul, en leur reprochant d’avoir bénéficié de l’appui du préfet et du clergé. Aux élections partielles de juillet 1878, le baron de Verbigier est, cette fois, battu par le républicain Jules Sentenac. L’ « Ariégeois » commente ainsi la défaite, avant de disparaître définitivement :

« Monsieur de Saint-Paul succombe et avec lui ce qui restait encore debout du parti conservateur. Nous n’avons contre les républicains ni amertume ni résignation. Nous les plaignons, voilà tout…Quant à nous, sans abdiquer aucune de nos croyances, nous nous désintéressons désormais de la lutte politique. Nous sommes aux fenêtres et regardons la Révolution qui passe. » (13 juillet 1878)

Gaston de Verbigier de Saint-Paul meurt à Poudelay, très éprouvé, le 26 novembre 1878, auprès des siens. Sa sœur Célanire, restée célibataire, rédigera les mémoires de son père et de ses frères, dans un manuscrit touchant et non publié, que conserve la famille.

La célébrité n’avait pas altéré chez lui le sentiment de solidarité avec les descendants des gentilshommes-verriers, qui exploitaient encore à l’époque plusieurs verreries au bois et notamment celles de Pointis-Mercenac. Alors que la ruine les menace de toutes parts, à cause de l’exode rural, il fait preuve d’une générosité dont la tradition orale se souvient avec reconnaissance.

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En 1860, à Paris, Gaston de Saint-Paul avait épousé en secondes noces Berthe Bruzard, nièce du célèbre physicien Hippolyte Fizeau (1819-1896), le co-inventeur de l’ « effet Doppler-Fizeau », par lequel aujourd’hui on mesure l’expansion de l’univers d’après le décalage de la lumière des galaxies vers le rouge. Berthe de Saint-Paul lui a donné 4 enfants : Gustave, officier d’artillerie ; Guy, officier d’artillerie ; Marie-Charlotte, épouse d’un officier de marine; Henriette, épouse d’un officier de marine. L’un de ces gendres et officiers de marine, Vincent de Pinnelli, sera promu amiral. La tradition militaire du héros de Tarragone est ainsi pour longtemps assurée!

Vers la fin de sa vie, Gaston de Saint-Paul avait fait dessiner les plans d’un grandiose château, pour élargir la grande maison couseranaise et sur le modèle du château de Pelesh, édifié par le roi Carol de Roumanie dans son pays, à la mode composite qu’on appelle aujourd’hui le style Napoléon III. C’est ce vaste projet que font réaliser, à partir de 1907 et à Poudelay, le baron Gustave-Marie de Saint-Paul et son épouse. L’édifice s’élève à flanc de colline et en pleine forêt, sur plusieurs étages et avec des flèches. Les salons sont magnifiquement décorés en panoramiques de papiers peints, encore visibles, dus à la manufacture Dufour, d’après Bourgeois et Lacroix de Marseille. La bibliothèque est riche de milliers de volumes. En contrebas de l’édifice subsistent les bâtiments de service des verreries du XVIIIème siècle. Tout autour un jardin d’agrément, aujourd’hui quelque peu délaissé, mais autrefois joliment fleuri, taillé et ratissé. Nombreux étaient à l’époque les domestiques.

On peut croire qu’une bonne partie de l’héritage de Gaston de Saint-Paul a été investi dans cette construction prestigieuse.

Ensuite, les lignées de Verbigier se font trop divergentes pour qu’on les suive toutes. La tradition militaire y reste brillante. Citons-en au moins deux faits d’armes.

Le colonel d’artillerie Jacques de Verbigier de Saint-Paul, petit-fils du sénateur d’empire et polytechnicien, déroule sa carrière militaire d’abord au Maroc, puis en 1940 contre les Soviets dans la guerre de Finlande. Il entreprend dès 1941 et 1942 de préparer la remobilisation des jeunes gens et de coordonner la dissimulation des matériels militaires dans la « zone libre », notamment à Rodez, pour la libération finale du pays. Il est alors révoqué par Vichy. Le 10 août 1943, la Gestapo nazie fait une descente au château de Poudelay pour l’arrêter, alors qu’il revient avec son panier plein de la cueillette des cèpes. Il semble que l’instituteur de Fabas l’ait dénoncé aux Allemands et que plus tard les maquis aient exécuté le délateur. Bref, le colonel de Saint-Paul est déporté, d’abord près de Buchenwald, puis au Tyrol sur le Plansee, dans un grand hôtel pour otages de marque. Il y a là notamment Marcel Diebolt, futur préfet de Paris, qui repère les dépôts d’armes ennemis et prépare un éventuel coup de main. Y est aussi prisonnière la famille du général von Paulus qui a capitulé à Stalingrad. Lorsque, le 26 avril 1945, le commandant S.S de Dachau ordonne le déplacement des otages vers l’Autriche centrale, Diebolt menace de s’y opposer par la force et empêche ce transfert périlleux. Jacques de Saint-Paul en reviendra sain et sauf.

L’ingénieur-général Gaston de Saint-Paul, cousin du précédent, est chargé en 1945 d’une mission en Allemagne pour récupérer les secrets et matériels nucléaires de l’ennemi, sur les brisées de la seconde division blindée du général Leclerc, qui fait sa percée victorieuse jusqu’à Bertchesgaden. Le responsable scientifique de la mission est Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de physique. Ce qu’ils ont trouvé reste à ce jour couvert par le « secret-défense ».

Or, l’immense château de Poudelay, trop coûteux d’entretien, a été récemment vendu par les descendants, lesquels se sont entre-temps alliés aux Bardies, une autre vieille famille du Couserans ariègeois. Cependant, le titre de baron reste aujourd’hui porté par Robert de Verbigier de Saint-Paul, habitant la région parisienne et disposant de 20 héritiers. Le clan des Verbigier a rejoint ses lointains cousins dans l’association de la Réveillée, qui regroupe aujourd’hui tous les descendants des gentilshommes-verriers du sud-ouest et du temps jadis, y compris les Soult et les Cassagnac.



Bibliographie sommaire

archives militaires du fort de Vincennes
mémoires manuscrits de Paule-Célanire de Verbigier de Saint-Paul
manuscrits de M. Claude Martin de Clairac
Saint-Quirin : les Verriers du Languedoc (1290-1790)- réédition par la Réveillée en 1985
Louis Claeys : Deux siècles de vie politique dans le département de l’Ariège (1789-1989)- Pamiers 1994
Six : dictionnaire biographique
Bruno Labrousse : les Politiques Ariégeois-1894
Adelin Moulis : dictionnaire biographique et généalogique des Ariégeois-Lacour/ Rediviva
Napoléon Peyrat : Poèmes Pyrénéens, anthologie-Lacour 1999
Internet

L’auteur remercie aussi toutes les familles de Verbigier de Saint-Paul pour les précieuses indications qu’elles lui ont apportées.

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