dimanche 8 novembre 2009

Art magdalénien en Ariège


L’art magdalénien en Ariège

Michel Bégon – octobre 1995


Les grottes d'Ariège sont universellement connues pour la splendeur de leurs peintures et sculptures paléolithiques. Pourtant cette floraison artistique fut des plus brèves à l'échelle géologique, n'ayant guère duré que quelques millénaires, entre 12.800 et 10.000 avant notre ère, soit tout juste les phases terminales de l'ère magdalénienne (ainsi appelée d'après la grotte ornée de la Madeleine en Dordogne). Comme on va le voir, la période dite azilienne (d'après les gisements du lit de l'Arize dans la grotte du Mas d'Azil) n'appartient même pas à ce court apogée. Pourquoi cet éclat magnifique fut-il aussi éphémère entre deux longues zones d'ombre ?

Il faut se représenter qu'à cette haute époque les hommes ne possédaient encore ni les techniques agricoles, ni les semences céréalières, ni l'arc et les flèches, ni les habitations de bois qui caractériseront la période néolithique et que leur langage, s'il existait vraiment, ne pouvait dépasser les quelques centaines de mots. Aussi étaient-ils très dépendants de l'écosystème local, du climat ambiant et de la faune ou de la flore naturelles. Certes, l'homo sapiens sapiens avait conquis l'Europe à partir de 100.000 ans avant notre ère, s'était manifesté, dès 50.000, par des pierres taillées, des figurines, peut-être des verroteries et avait même, vers 35.000, physiquement éliminé l'homme de Néanderthal. Pourtant, cet homme déjà moderne par l'anatomie, la physiologie et l'intelligence ne savait encore pratiquer que la chasse et la cueillette. On estime qu'avec sa technologie comprenant seulement des pierres taillées, des lances munies de propulseurs et des filets, il fallait alors 5.000 hectares de territoire de chasse pour nourrir un seul individu. Toute concentration humaine était impossible au-delà de la harde migrante. C'est beaucoup plus tard que la densité démographique, en s'accroissant, se fera le moteur de la division du travail, de la spécialisation professionnelle et de l'intensification des échanges, puis de la sédentarisation.

Au demeurant, cette économie primitive de chasseurs-cueilleurs était bien adaptée aux conditions climatiques et écologiques régnant alors dans le midi de la France. La glaciation de Würm sévissait mondialement depuis les années 80.000, avec des intervalles de réchauffement, au point de recouvrir de glaciers éternels le nord du continent, le massif alpin jusqu'au Rhône et le massif pyrénéen jusqu'aux piémonts du Béarn, du Lannemezan, du Couserans ou de Pamiers. Elle maintenait dans la vallée de la Garonne une végétation de steppes, faite d'herbes hautes sans forêt, favorable à la multiplication de grands troupeaux migrateurs de mammouths, d'aurochs ou de cervidés, que la pousse de hautes futaies aurait rejetés au nord. On peut penser, d'après l'exemple nord-américain, que les hardes de chasseurs-cueilleurs s'attachaient à ces troupeaux migrateurs, en vivant à leurs dépens et comme en symbiose avec eux, à l'instar des Peaux Rouges avant que les Européens ne suppriment cet équilibre naturel pour faire place à l'agriculture.

Probablement parce que les glaciers recouvraient tous les reliefs, les hommes du paléolithique semblent avoir longtemps évité les montagnes d'Ariège. Ailleurs, les brèves phases de réchauffement paraissent avoir été mises à profit par une colonisation humaine plus dense et plus rémanente. C'est ainsi que dans le sud-est français, jouissant déjà d'un microclimat plus favorable, les grottes ornées Chauvet (Ardèche) et Cosquer (Var), datées respectivement de 30.000 et 27.000 ans avant notre ère, seraient les plus anciennes au monde dans l'état actuel de nos connaissances. Pour le grand sud-ouest, les cavernes pariétales du châtelperronien, du périgordien et du solutréen ne se trouvent qu'au sud de la Seine, à basse altitude et loin des massifs montagneux. Aucun site préhistorique n'est connu vers cette époque à l'est du Rhône. Parmi les vestiges les plus reculés dans le temps dont s'honore la zone pyrénéenne, il faut cependant citer la grotte de Gargas et ses 231 mains peintes, en Haute-Garonne près de Montrejeau, et surtout celle d'Aurignac, en Haute-Garonne également, à la latitude de Martres-Tolosane, laquelle a donné son nom à la période paléolithique de l'aurignacien, environ 20.000 ans avant notre ère. S'y rattache la fameuse Vénus stéatopyge de Lespugue, découverte en 1922 dans la grotte des Rideaux, en Haute-Garonne toujours. La période dite magdalénienne commence dès 15.000 avec la belle caverne de Lascaux en Dordogne.

Or, vers 12.000, survient un net mais temporaire réchauffement du climat, provoquant non seulement le retrait des glaciers au sud du Plantaurel ou du Sabarthès, mais encore une forte expansion démographique dans tout le sud-ouest, dont résulte la pénétration humaine des vallées de l'Ariège, de l'Arize ou du Volp. C'est alors que les hardes de chasseurs-cueilleurs remontent les torrents, investissent les abris rocheux des massifs calcaires et décorent les grottes si nombreuses que l'érosion karstique y a creusées.

Ces cavernes sont demeurées dans un tel état de conservation qu'elles nous renseignent précisément sur la vie quotidienne des magdaléniens. Les chasseurs-cueilleurs ne s'arrêtaient dans les abris naturels que pour de brèves incursions, à la recherche du gibier de montagne pendant la belle saison, y allumant des foyers, y abandonnant les os du gibier et quelques armes usées, y laissant des traces de pas dans la glaise, y compris d'enfants, et y dessinant sur les parois, probablement pour se désennuyer quand la pluie ou la neige sévissaient au-dehors. La grotte de Fontanet (près d'Ussat-les-Bains) conserve la plus ancienne empreinte de chaussure du monde ! Si les installations humaines avaient été pérennes ou fréquentes, de tels vestiges auraient été détruits par les piétinements.

On connaît en Ariège quelque 75 sites préhistoriques, surtout des abris temporaires. Une bonne douzaine de cavernes ornées ont été découvertes dans la région des petites Pyrénées ariégeoises et sont fréquemment citées par les préhistoriens: Niaux, sans doute la plus justement réputée, mais aussi le réseau Clastres, la Vache, Bedeilhac, Fontanet dans le Sabarthès, le Portel et le Mas d'Azil sur le Plantaurel, Enlène, les Trois-Frères, le Tuc d'Audoubert dans le Couserans, non loin de Montesquieu-Avantès, etc... D'emblée, l'art pariétal et sculptural s'y révèle magistral, atteignant à la perfection esthétique sans tâtonnement initial, du fait sans doute qu'il héritait de quelque 15 ou 20 millénaires de tradition artisanale, formée dans tout le grand sud-ouest.

Faut-il citer les hauts chefs d'oeuvre qui sont, sinon dans toutes les mémoires, du moins dans tous les manuels de préhistoire ? Le Salon Noir de Niaux, avec ses magnifiques chevaux et aurochs, le "Dieu Cornu" des Trois-Frères, les bisons en argile du Tuc d'Audoubert, que les frères Begouën considéraient comme "les plus vieilles sculptures du monde", le cheval hennissant et le propulseur au faon du Mas d'Azil, les propulseurs aux bouquetins de Bedeilhac, d'Arudy et du Mas d'Azil etc... Il est vrai que bien peu de gens ont pu contempler les originaux. Les peintures du Mas d'Azil ne se voient plus depuis des dizaines d'années et celles de Niaux ne se visitent plus guère, ayant fait l'objet d'une reproduction systématique au centre préhistorique de Tarascon-sur-Ariège. Quant aux sculptures et modelages, ils sont déposés dans les coffres forts du musée national de Saint-Germain-en-Laye. Le musée préhistorique du Mas d'Azil n'en présente que des copies, ce qui n'en diminue pas l'intérêt, tant ces répliques sont fidèles.

On pense aujourd’hui qu’à la période magdalénienne, la densité démographique avait atteint localement un seuil suffisant pour que s'amorcent des échanges à longue distance et que parfois se spécialisent quelques artistes dont le talent était reconnu loin à la ronde. Pour ce qui est de l'extension des échanges, n'a-t-on pas trouvé dans la grotte du Mas d'Azil, à 200 kilomètres de la Méditerranée, une dent de cachalot sculptée ? Pour ce qui est de l'audience des artistes, les propulseurs sculptés en bois de renne qu'on a dégagés des grottes du Mas d'Azil et de Bedeilhac se ressemblent si fort, les deux sites étant distants d'une trentaine de kilomètres, qu'on les attribue à la même main.

Cette perfection de l'art magdalénien reposait sur un acquis technique et sur des méthodes d'élaboration qu'on sait aujourd'hui reconstituer, non sans d'ailleurs quelque étonnement. Etudiant le Salon Noir de Niaux, le Laboratoire de recherche des Musées de France a pu établir que les auteurs des peintures avaient séjourné longuement pour réfléchir à leurs compositions et les esquisser au charbon de bois, avant d'y appliquer les colorants, eux-mêmes très élaborés, dont ils disposaient. Hors de ce Salon Noir, dans les galeries écartées, si ce sont les mêmes artistes qui ont oeuvré, ils sont allés plus vite, sans tracer d'esquisse préalable et n'ont atteint qu'à une moindre réussite. Quant à la palette employée, l'art pictural mélangeait des pigments minéraux, tels que l'hématite, le charbon, les oxydes de manganèse, la biotite ou le feldspath potassique, à des liants naturels ou organiques. Dans le réseau Clastres, le liant semble n'être que de l'eau; mais à Fontanet, à Enlène ou aux Trois-Frères, il s'agirait de liants d'origine animale ou végétale, de sorte qu'on est en présence déjà d'une peinture à l'huile. Peut-être même y a-t-il là quelque grande innovation technologique ?

Or, ce printemps de l'art prit fin tout soudain et ne revint pas. A partir des années 10.800 avant notre ère, un ultime paroxysme de la glaciation de Würm refoula les chasseurs-cueilleurs des Pyrénées ariégeoises. Lorsque vers 9.000 l'ère glaciaire se termina enfin, ce fut par un brusque, fort et définitif réchauffement qui fit remonter de cent mètres le niveau des mers et disparaître d'Europe la végétation steppique au profit de la forêt de feuillus. Les troupeaux d'animaux migrateurs remontèrent vers le nord, entraînant vraisemblablement les chasseurs-cueilleurs à leur suite. Avec ce radoucissement, d'asiles qu'elles étaient contre le gel et le vent, les grottes devinrent des antres froids et humides, qu'on évitait plutôt. L'art des cavernes disparut. Sans doute, aux 9ème et 8ème millénaires, des hommes occupèrent-ils de nouveau l'immense grotte du Mas d'Azil, mais sans pénétrer dans les galeries hautes, en restant aux bords de l'Arize. Ce n'était plus la même civilisation: les magdaléniens tuaient l'ours, ceux-là se régalaient de noisettes et d'escargots, dont on retrouve les coquilles; leurs devanciers avaient porté l'art pariétal au summum, ces médiocres successeurs n'ont laissé qu'un outillage pauvre et, comme oeuvres d'art, que les galets peints du Mas d'Azil. Du moins l'appellation de période azilienne les a-t-elle immortalisés ! Le préhistorien Piette avait même proposé d'appeler "arizien" (d'après la rivière Arize) la couche sédimentaire sous-jacente et la culture paléolithique antérieure au 8ème millénaire, mais cette dénomination n'a pas été retenue, la période du 9ème millénaire s'avérant difficile à cerner. Beaucoup plus tard, aux 4ème et 3ème millénaires avant notre ère, s'imposera la civilisation mégalithique, fondée sur l'agriculture et qui nous laissera les dolmens du Plantaurel.

On aimerait savoir quelle est la signification de l'art pariétal et s'il nous a laissé un message. Mais les préhistoriens sont devenus à cet égard de plus en plus prudents, de moins en moins affirmatifs. Ils ne croient pas à une religion préhistorique, dont aucun signe n'apparaît parmi les milliers de bêtes sauvages décorant les grottes. Leur tendance est de dater la religiosité des premières grandes concentrations humaines, consécutives à la diffusion de la céréaliculture. Aussi bien l'interprétation symbolique, que Leroi-Gourhan voulait donner à l'art pariétal, en prêtant un sens déterminant au couple majeur du cheval et du bison, est-elle désormais contestée, voire abandonnée, au fur et à mesure que les découvertes de nouvelles grottes ne confirment pas son système d'explication. Observant que les deux galeries de la grotte du Portel (près de Montegut) étaient l'une décorée de nombreux bisons et trois chevaux, mais l'autre de nombreux chevaux et trois bisons, l'éminent théoricien avait un peu vite conclu que le bison était le symbole masculin, le cheval le symbole féminin et que leur couple emblématique organisait tout l'art pariétal.

A la vérité, l'observation suggère que plus on recule dans le passé, plus les hommes semblent obéir à des conceptions matérialistes, ce qui se justifierait par leur confrontation directe aux contraintes locales; et qu'au contraire, plus on va vers les temps modernes, mieux les hommes s'adonnent à la spiritualité, étant donné que leur vie, dans des sociétés plus nombreuses et plus denses, sollicite davantage chez eux le comportement symbolique ainsi que les échanges d'idées ou d'informations.

Du matérialisme magdalénien les preuves abondent, même si habituellement on n'y insiste guère. Aucune sépulture rituelle n'a été découverte dans les grottes, tout juste les squelettes d'individus tués par une chute ou un éboulement. On a, certes, beaucoup glosé sur le crâne féminin du Mas d'Azil, dans les orbites duquel étaient insérées deux plaquettes d'os; mais on croit maintenant ce montage dû aux hasards de l'érosion fluviale. Aucune spiritualité n'imprègne non plus les oeuvres d'art. Si des scènes y sont représentées, elles sont triviales, par exemple à la grotte du Portel sur le thème: un bison femelle renifle sont petit, cependant que le vieux mâle, chassé par elle, s'éloigne. La scatologie n'en est pas absente. Les superbes faons aux oiseaux du Mas d'Azil et de Bedeilhac ont pour sujet exact: un jeune bouquetin se retourne pour contempler son anus, d'où jaillit un boudin d'excréments, que deux oiseaux viennent picorer. L'érotisme n'y est pas en reste: une plaquette gravée de la grotte d'Enlène représente un couple humain faisant l'amour dans une position scabreuse. Non contents d'avoir (peut-être) inventé la sculpture, la peinture à l'huile et la chaussure, ces vieux Ariégeois auraient-ils aussi découvert la pornographie ?

Notre conception de l'art préhistorique évolue d'autant plus vite que les découvertes de sites inédits s'accélèrent et que nos techniques d'investigation s'affinent. Sur un total de 150 grottes ornées qu'on connaît en France, 22 n'ont-elles pas été révélées dans les dix dernières années, notamment les grottes Cosquer et Chauvet qui ont bouleversé l'édifice de théories prématurées ? Alors, qu'attendent les spéléologues ariégeois pour prospecter nos massifs karstiques et enrichir le patrimoine pariétal de notre département ?

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