dimanche 8 novembre 2009

La légende de Gabre


La légende de Gabre
Michel Bégon juin 1998


Le département actuel de l’Ariège est riche de sites légendaires, Niaux, Saint-Lizier ou Montségur, qu’on a souvent décrits et qu’on visite en nombre, parce qu’ils sont nettement circonscrits dans l’espace et le temps. On voudrait évoquer ici une tradition continue et remarquable surtout par sa longue continuité, née du temps des comtes de Foix, mais perpétuée jusqu’à nos jours et plus féconde que jamais.

C’est à Gabre, partie orientale du canton du Mas d’Azil, qu’elle prit et conserve ses racines. Les familles habitant les lieux sont à peu près les mêmes depuis le 15ème siècle, leurs patronymes étant reconnaissables malgré les changements orthographiques. Aussi bien chacun y cousine-t-il avec tout le monde, l’endogamie locale n’ayant pas manqué de mêler et remêler les lignages au fil des générations.

Cette commune de Gabre est de vaste superficie, quoiqu’elle fût en 1790 amputée des terroirs d’Aigues-Juntes, Aron et Suzan. Elle contient tout le bassin amont de la Lèze. Sa situation est au nord des contreforts karstiques du Pouch Gariné, se ballonnant à 650 mètres, à l’ouest de la forêt du Baulou, qui a perdu ses loups, mais garde ses crocs de pierre cariés, au sud de l’interminable crête du Plantaurel, qu’on croirait le rachis d’un saurien fossile, enfin à l’est du bloc caverneux où l’Arize a percé sa célèbre grotte. C’est un bassin fermé par la géologie, où verdoient les chênes et bleuissent les lacs de Mondély ou Filheït. Son inviolabilité naturelle contribue probablement à expliquer la continuité de son histoire sur huit siècles.

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Déjà son nom est mystérieux. A la fin du siècle dernier, Elisée de Robert des Garils, constatant que le toponyme de Gabre n’était pas de souche latine, n’hésitait guère à lui attribuer une origine hébraïque. A l’époque, les érudits gabrais pratiquaient les trois langues bibliques : hébreu, grec et latin. Ils tiraient volontiers leurs références de l’Ancien Testament. Quelle épopée l’historien entrevoyait-il donc ?

Les fils du Peuple Elu, fuyant au 1er siècle les massacres de Titus en Palestine et la destruction du Temple de Jérusalem, se seraient-ils réfugiés dans cette nouvelle Terre Promise, dont l’un des hameaux s’appelle Aron, et y auraient fondé le Nouvel Israël, ainsi qu’au 16ème siècle se dénommait lui-même le peuple huguenot ? De fait, le mythe du Temple, détruit par les impies et reconstruit, Dieu voulant, résume à lui seul toute la légende gabraise.

L’analogie frappait les esprits. En 1625, le maréchal de Thémines, aux ordres de Louis XIII et Richelieu, mit le siège sous le Mas d’Azil et renouvela le massacre des Elus, hommes, femmes, enfants. En 1668, Louis XIV fit détruire le Temple de Gabre, aux frais des Réformés. Pourtant, l’étymologie hébraïque de GABRE n’est pas attestée ; on croirait de nos jours plutôt à un toponyme ibère.

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Une vieille histoire et combien insolite !

Qu’y avait-il à Gabre au 10ème siècle, sauf des forêts et des forestiers ? L’abbaye bénédictine du Mas d’Asile (ancienne orthographe) existait depuis Charlemagne, mais ne tenait ses possessions que dans la basse vallée de l’Arize. Il semble qu’au 12ème siècle le comte de Foix ait favorisé l’implantation de l’Ordre du Temple à Gabre, puisqu’on retrouve pour ce lieu dans les archives une donation de 1181 faite aux Chevaliers de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem. Après l’excommunication et le supplice des Templiers, cet ordre devint en 1312 celui de l’Hôpital, dont le nom apparaît encore dans la toponymie, avec notamment les “ bois de l’Hôpital ”, sous Montauriol. Une ferme de Suzan porte encore la croix de Malte. Ces congrégations de moines-soldats protégeaient les chemins de Jérusalem et leurs pèlerins. A Gabre, elles édifièrent une tour de défense, plus tard démolie sur l’ordre du cardinal de Richelieu, parce que les Huguenots en avaient fait leur camp retranché. Le lien spirituel avec la Terre Sainte et le Temple de Salomon n’est ici pas contestable.

Or, en 1283, la Commanderie des chevaliers de Saint Jean se donna en paréage au roi de France Philippe-le-Hardi, contre la volonté du comte de Foix. C’était l’époque du renouveau cathare dans la vallée de l’Ariège, 40 ans après la chute de Montségur, et peut-être nos chevaliers préféraient-ils prendre une contre-assurance auprès des barons du nord. Par cet acte délibéré d’indépendance, Gabre se détacha du Comté de Foix, forma une enclave du Languedoc dans la principauté fuxéenne, et surtout releva directement du roi de France. Elle se fit appeler Gabre-en-France.

Attirés par l’imposant massif forestier naturel, une souche de gentilshommes verriers de Revel (Haute Garonne), les Robert, s’enracina sur le terroir de Gabre, vers la fin du 15ème siècle, sous Louis XI ou Charles VIII. Ce patronyme de Robert est des plus répandus aujourd’hui à Gabre et même dans toute la partie occidentale de l’Ariège ; mais tous les porteurs semblent descendre du même Amiel de Robert, attesté vers 1485. Une telle cohésion des générations aux mêmes lieux et à travers les siècles paraît bien incarner ce que les sociologues, depuis Frédéric Le Play, appellent la “ famille souche ”.

Les Robert s’allièrent à d’autres gentilshommes verriers, les Verbizier et les Grenier, jouissant comme eux du privilège nobiliaire d’exercer l’art du verre qui leur était reconnu par la Charte de Sommières (1475). Ensemble, les trois familles-souches formèrent un clan endogame, à la manière de la “ consorteria ” italienne, et qui existe toujours, au moins dans la légende, le souvenir et les mentalités. Quand ils sont réunis en août, les gens du clan familial forment une masse de 80 personnes, qui partent en bloc dans une course de montagne, peuplent une salle de spectacle ou font, à eux seuls, une assemblée cultuelle.

Ces trois familles de verriers exploitèrent jusqu’au 18ème ou même au 19ème siècles les riches forêts de la Montagne Noire, de la Grésigne et du Plantaurel, qu’ils mirent en coupe claire pour chauffer leurs fours. La Commanderie de l’Hôpital ne les vit sans doute pas d’un bon oeil s’installer à Gabre, d’autant qu’étant nobles, ils ne lui acquittaient pas de droits seigneuriaux.

Or, l’influence politique des Albret, rois de Navarre et comtes de Foix, les convainquit, aux environs de 1570, d’embrasser la Réforme prêchée par Calvin à Nérac ou Genève. L’esprit d’indépendance de Gabre suscita chez les Gabrais l’indépendance d’esprit qui fait tout la suite de l’histoire.

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Les Guerres de Religion ont tant marqué les mentalités locales qu’elles sont encore présentes dans les esprits, les coeurs et les actes. En plus petit, c’est le phénomène cévenol qu’on retrouve au Plantaurel. Les archives et la tradition orale conservent pieusement le culte des héros qui défendirent au cours des siècles les libertés gabraises et au premier chef la liberté de conscience.

Les Guerres de Religion du 16ème siècle n’ont pourtant guère laissé de trace douloureuse à Gabre. Tout y a d’un bloc basculé dans la Réforme, ce qui ne laissait guère d’ennemi à combattre. Le culte catholique n’était plus assuré, l’église romane tombait en ruine, les protestants occupaient le cimetière. Le trouble vint de l’Edit de Nantes, qui en 1598 rétablit sur place les droits et coutumes de l’Eglise catholique en même temps que les causes de dispute. L’affrontement commençait.

Parmi les offensés, la tradition révère spécialement Pierre Bayle, le philosophe des Lumières. Enfant, dans les années 1650, le petit Pierre accompagnait son père, pasteur du Carla, pour le culte au temple de Gabre, qui n’avait pas de desservant. Exilé à Rotterdam par la répression, cet homme devait étonner l’Europe et son siècle de sa liberté de pensée, de sa franchise d’expression et de son héroïsme modeste.

Les autres sont des combattants. Car Gabre fut pour des siècles une forteresse encerclée de toutes parts. Du côté de l’ouest, il y eut le glorieux siège de la cité du Mas d’Azil, dont les gentilshommes verriers gardèrent la grotte contre les gens du roi, en se retranchant derrière les portes de fer qui la verrouillaient alors. Du côté du nord, sur l’étroit plateau qui tronque le Plantaurel entre deux murs de pierre calcaire, se réunirent nuitamment pendant un siècle, de 1685 à 1787, les assemblées du Désert, protégées par les plus jeunes en armes. C’est ainsi qu’en 1759, un poste de garde prit dans une embuscade le marquis de Gudanes au Pas del Roc, où passe maintenant la route départementale 131.

Du côté de l’est, les Gabrais ne purent éviter en 1621 l’incendie de la verrerie de Serredecor par la noblesse du comté et les catholiques du Séronais. Mais du côté sud, ils se vengèrent, cette même année 1621, par un accrochage fort meurtrier, sur le terroir de Suzan, juste en haut de la Bastide-de-Sérou. Les Séronais y perdirent 22 tués, dont le consul Jean Icard, leur chef.

Le plus illustre capitaine des Gabrais fut sans doute François de Robert des Garils, un gentilhomme verrier de haute stature, dit Garils-le-gros ou encore Gros-Garils, qui tirait à l’épée ou au pistolet comme personne et vidait à bout de bras une comporte de vin. C’est lui qui, en 1625, commanda la Tour de Gabre contre les soudards du maréchal de Thémines. Il disparut en 1645, mais son épopée a traversé les siècles. “ Parlez-nous de Lui, grand-mère, parlez-nous de Lui... ” quémandaient les gamins le soir à la veillée, quand les vieux avaient caché la Bible dans la fente d’un mur.

Ces faits légendaires ont si bien résisté à l’oubli qu’ils fourniront, dans l’été 1998, la matière d’un spectacle audiovisuel à la ville de LANOUX, entre les rivières Lèze et Arize.

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Gabre au 18ème siècle n’était pas sans poser à l’intendant du roi un redoutable problème de police. Voilà donc la Commanderie d’un ordre, certes illustre, mais moribond faute de croisades et de croisés, dont d’ailleurs on ne voit jamais le Commandeur sur place et qui, par la carence de l’autorité seigneuriale, n’est plus tenue en mains. Voici en face quelques dizaines de gentilshommes verriers et leurs ouvriers, qu’on ne peut enrôler comme officiers ni comme soldats du roi aux armées, puisqu’ils sont protestants et ne veulent abjurer, mais qu’on ne peut pas envoyer tous aux galères de Toulon, pour y périr bientôt des fièvres, parce qu’ils sont armés, se battent comme des loups et se cachent dans les bois. Ces gueux narguent impudemment l’autorité de Sa Majesté ou de l’évêque de Rieux, en assurant la garde rapprochée des pasteurs clandestins envoyés de Genève et le service d’ordre des cultes interdits. Que faire ? Des exemples !

Il y eut des rafles massives, comme celle de 1697 à la verrerie de la Bade, à Gabre, dépêchant nombre de Réformés au bagne. Au Musée du Désert, près du mas Soubeyran dans les Cévennes, la liste des martyrs mentionne une liste impressionnante de Gabrais morts pour leur foi aux galères ; leurs noms sont faciles à reconnaître, de ce qu’ils sont surnommés par les lieux-dits de la Commanderie : Montauriol, Rieutailhol, Coumebère, Soulambel ou Magnoua.

Encore le 17 février 1762, les trois frères de Grenier, nés aux sources de La Lèze, furent décapités place du Salin à Toulouse (juste à côté de l’hôtel des Chevaliers de Malte), pour avoir défendu, l’épée au poing, le pasteur Rochette, condamné à mort. Longtemps, par tout le sud-ouest, on chanta la complainte du pasteur Rochette, que quelques-uns savent aujourd’hui encore.

Du moins les trois frères de Grenier avaient-ils troublé l’ordre public. Mais pour faire bonne mesure, les autorités firent rouer vif, quelques jours plus tard, le 9 mars 1762, le négociant protestant Jean Calas, qu’on accusait sans preuve d’avoir tué son fils, désireux de se faire catholique. Dans ce cas, il s’agissait d’un suicide et la preuve du meurtre n’existait pas. Voltaire intervint, de toute son autorité, pour faire réhabiliter Jean Calas, en 1765. Les deux scandales conjoints empêchèrent la répression de se poursuivre. Sauf les victimes de la Terreur Blanche de 1815, Jean Calas et les trois Gabrais furent les derniers martyrs officiels chez les protestants.

Le supplice du chevalier de La Barre en 1766 fit de même intervenir Voltaire contre l’iniquité des procès fabriqués sans preuve judiciaire et où les accusés étaient d’avance condamnés pour l’exemple.

L’Edit de Tolérance en 1787 permit aux protestants gabrais de célébrer leurs propres baptêmes et mariages. Pour deux ans, avant la laïcisation révolutionnaire, la Commanderie de Gabre eut deux états civils distincts.

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La Révolution de 1789 entraîna deux effets contraires. D’abord, en proclamant la liberté de conscience et en abolissant l’Ordre de l’Hôpital, elle rendait aux Gabrais leurs libertés. Mais en supprimant le privilège nobiliaire de l’art du verre, elle livrait la verrerie méridionale à la concurrence de Saint Gobain et des verreries au charbon du nord. Du même coup, elle anéantissait la raison économique de la confrérie verrière que formaient, par l’endogamie systématique, les familles de Robert, de Verbizier et de Grenier, aux fins de conserver entre elles le monopole artisanal.

Les dernières verreries s’étaient éteintes à Gabre, faute de bois, dès la fin du 17ème siècle ; elles s’éteignirent définitivement dans le Couserans et les bois de la Grésigne à la fin du 19ème siècle, ruinées par la concurrence. Néanmoins l’alliance familiale des trois souches a perduré plus ou moins jusqu’à nos jours et se renouvelle par diverses associations culturelles.

Au début du 20ème siècle, l’historien Elisée de Robert des Garils publia Gentilshommes verriers, une commanderie, un village, pour perpétuer la tradition. Ce livre, écrit à la manière de Napoléon Peyrat, le “ Michelet du Midi ”, réédité en 1973 par Dora de Robert des Garils, reste pour les Gabrais ce qu’on pourrait appeler un “ livre-culte ”, tout comme il y a des “ films-cultes ” pour les cinéphiles. Etincelle d’un brusque réveil de la conscience historique, parmi les lointains descendants des gentilshommes verriers d’autrefois, il fut à l’origine directe de la création, en 1975, de leur Association familiale, comprenant à l’heure actuelle 450 ménages adhérents. Cette association de la loi de 1901 a pris le nom de la “ Réveillée ”, terme technique désignant le moment d’automne où, finis les travaux des champs et les vendanges, on rallumait les fours à verre pour la campagne hivernale. Son coeur spirituel et ses archives sont à Gabre, même si son audience s’étend mondialement, jusqu’à des cousins britanniques, québécois, brésiliens ou japonais. Ses réunions plénières ont lieu chaque année dans toute l’Ariège.

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Au demeurant, on se gardera de croire que la communauté gabraise ait vécu ou même vive aujourd’hui dans l’harmonie paisible.

Sous les Guerres de Religion, la population se partageait par moitié entre protestants et catholiques. Mieux instruits, seuls les protestants ont laissé la mémoire écrite de leurs pensées et gestes. Probablement illettrés, les paysans catholiques sont restés méconnus. Les humbles n’ont pas de voix qui parle d’eux ! Au moins peut-on penser que la médiocre fertilité du terroir gabrais vouait les uns et les autres à l’artisanat, les gentilshommes à l’art du verre, les paysans au tissage et à l’industrie du bois ou de la corne, et que cette commune activité pré-industrielle créait entre eux le consensus minimum pour éviter les querelles.

Mais au 19ème siècle, l’artisanat dépérit, seuls subsistèrent l’agriculture, l’élevage et l’exploitation des forêts. Avec 600 personnes, la commune se trouva surpeuplée. Or, la terre appartenait aux ci-devant gentilshommes, dont les paysans étaient les métayers. Il s’ensuivit une tension socio-politique, encore très sensible dans les années 1940. Tandis que le vote des anciens privilégiés restait modéré, le suffrage paysan optait décidément pour le communisme agraire.
L’exode rural, massif là comme ailleurs, a changé la donne. Pourtant cette commune, tombée à 100 habitants et 60 électeurs, reste traversée par une âpre compétition entre la droite et la gauche. L’étonnant est que les leaders des deux camps sont les descendants des anciennes familles verrières, portent les mêmes noms et, après s’être affrontés dans les campagnes électorales, se retrouvent main dans la main au sein de la Réveillée.

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Gabre n’est jamais que l’une des moins peuplées parmi les communes rurales de l’Ariège. Son histoire n’aurait rien d’exceptionnel par rapport à celle de toutes les autres, si elle ne représentait quand même un cas assez particulier, au regard des historiens ou sociologues, dû à son isolement géographique et à sa continuité historique. On y retrouve combinés deux traits marquants par lesquels les savants pensent expliquer le dynamisme de l’Europe et de l’Amérique.

C’est d’abord l’institution de la famille-souche, réunissant au même lieu les générations successives dans la construction d’un lignage en perpétuel devenir. Une telle structure est typique des régions méridionales et surtout des Pyrénées. Par opposition à la famille nucléaire, qui livre les individus au chacun-pour-soi, la famille-souche de Frédéric Le Play crée une flèche lignagère, laquelle, à partir du plus lointain passé, prépare assidûment ses rejetons à la continuer dans l’avenir. On peut se référer aux intéressantes propositions d’Emmanuel Todd sur ce thème sociologique.

C’est ensuite la Réforme, inculquant à ses fidèles le sentiment aigu que chacun sur terre a sa mission à remplir. Le sociologue Max Weber pensait expliquer l’essor du capitalisme occidental par l’éthique protestante. Les réformés gabrais se sont plutôt voués à l’administration et à la science qu’à la finance, mais avec un zèle qui ne s’est jamais démenti.

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