dimanche 8 novembre 2009

Les cavernes de Niaux


Les cavernes de Niaux - Compte rendu du lecture :



Les cavernes de Niaux
Art préhistorique en Ariège
Par Jean Clottes
Aux éditions du Seuil


Michel Bégon – décembre 1995


Aujourd'hui conservateur général du Patrimoine au ministère des Affaires culturelles, M. Jean Clottes fut longtemps professeur à Foix et membre du spéléo-club de l'Ariège et de l'Aude. La passion des cavités souterraines ne l'a pas quitté, puisqu'il édite de pertinentes monographies sur les grottes préhistoriques, d'abord la grotte Cosquer, puis les cavernes de Niaux, en attendant la grotte Chauvet dans l'Ardèche.

C'est de son ouvrage sur Niaux qu'il s'agit ici, une étude magnifiquement illustrée de 160 pages sur la topographie, l'histoire et l'art pariétal des célèbres galeries du Vicdessos, en même temps qu'un aperçu des autres sites préhistoriques de l'Ariège. Disons tout de suite que cette monographie est d'une exceptionnelle pertinence scientifique ainsi que d'un intérêt constamment soutenu. Il faut ajouter qu'elle est de première main, M. Clottes ayant exploré ou visité plusieurs centaines de fois les cavernes de Niaux, autrefois comme spéléologue et sportif, indifférent à la préhistoire, plus tard comme préhistorien, converti à l'archéologie souterraine. On ne peut commenter un tel ouvrage qu'en le trahissant un peu, voire beaucoup; c'est pourquoi on ne veut ici qu'inciter à le découvrir intégralement, en piquant l'intérêt pour ce sujet grandiose.


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L'histoire des cavernes de Niaux est exemplaire à plus d'un titre, parce que d'abord elle servit et sert encore d'exemple majeur aux théories qui se sont succédé pour interpréter l'art paléolithique, parce qu'ensuite elle fut et demeure le contre-exemple de toutes les erreurs qu'on a faites et qu'il faut désormais éviter, si l'on entend préserver les vestiges d'un si lointain passé.

Pendant quelques millions d'années, les torrents de l'Ariège et du Vicdessos s'infiltrèrent dans le massif calcaire qui les sépare encore aujourd'hui, pour y creuser l'un des plus vastes réseaux souterrains du monde, reliant notamment les cavernes de Niaux à celle de Lombrives. Puis, le niveau des cours d'eau s'abaissant par l'érosion, ces cavités s'asséchèrent. Vers la fin de la période glaciaire de Würm, environ 10.000 ans avant notre ère, c'est à dire au terme de la période dite magdalénienne (d'après la grotte de la Madeleine en Dordogne) et juste avant la phase dite azilienne (d'après la grotte du Mas d'Azil), quelques individus revêtirent les parois de peintures ou de signes et le sol argileux de gravures, la plupart d'un bel effet esthétique. Les datations qu'on en a faites par l'examen d'échantillons carbonés montrent que cette décoration s'étendit sur un millier d'années. Il s'agit surtout de bisons, d'aurochs, de chevaux, de bouquetins, de poissons et de mustelidés, sans aucune représentation humaine.

Les Magdaléniens ont exploré quasiment tout le réseau de Niaux, jusqu'aux boyaux les plus difficiles d'accès, en y laissant partout des traces peintes. On estime même qu'ils y battirent le record mondial d'exploration souterraine pour les temps préhistoriques, en s'aventurant jusqu'à 2.000 mètres de l'entrée et en franchissant plusieurs lacs souterrains. La raison d'une telle hardiesse est qu'ils disposaient de lampes à huile, plus maniables et plus fiables que les torches de résineux. Peut-être aussi étaient-ils mieux accoutumés que leurs successeurs à la fraîcheur des températures, puisque contemporains de la dernière glaciation et habitants de steppes quasi-boréales. Si les peintures les plus belles et les plus nombreuses ornent le Salon Noir, on en trouve d'autres, qu'on ne visite pas, jusque dans le réseau Clastres, dont l'entrée se faisait peut-être à l'époque par la Petite Caougno.

Après la fin de l'ère glaciaire, vers 9.000 avant notre ère, la forêt de feuillus a remplacé la toundra sur le piémont pyrénéen et chassé les troupeaux migrants de bisons ou d'aurochs beaucoup plus au nord. La fréquentation de Niaux cessa presque, sauf pour de rares incursions d'Aziliens ou de néolithiques, dont on a retrouvé quelques traces. Il semble que les cavités aient été visitées à trois reprises au moins en dix millénaires, vers 7.000, 5.000 et 2.500 ans avant notre ère, en particulier par un couple avec trois enfants. Comment le sait-on ? Ces gens se servaient de torches en bois de pin, dont les débris ont pu être retrouvés au sol et les traces de suie sur les parois, permettant leur datation exacte. Ils n'ont laissé aucune image peinte, mais des traces de pas dans la glaise, qui font de Niaux la caverne la plus riche du monde en empreintes préhistoriques. On y suit au sol les ébats de trois enfants pieds nus. On y a aussi retrouvé la plus ancienne empreinte de chaussure qui soit.

Après quoi, les civilisations gauloise, gallo-romaine ou médiévale n'apparaissent plus à Niaux. Faut-il croire que les couches d'humus successives en aient obstrué l'entrée ? Faut-il plutôt imputer cette réserve à la crainte superstitieuse d'entrer aux Enfers et de se retrouver nez-à-nez avec le Diable ? Le fait est que les visites des cavernes reprirent surtout au 17ème siècle, à l'époque du cartésianisme et juste après que la Justice royale ait interdit les procès en sorcellerie. On déchiffre des graffitis du règne de Louis XIV, notamment la signature d'un Ruben de la Vialle, datée de 1660. La curiosité s'enhardissant peu à peu, on eut même une multiplication sauvage de barbouillages.

La grande époque du tourisme pyrénéen et de la mode des eaux fut la plus ravageuse. La station thermale d'Ussat-les-Bains eut son maximum dans la seconde moitié du 19ème siècle. Aux curistes qui s'ennuyaient, on proposait l'excursion des grottes. C'est alors que le piétinement de milliers de visiteurs fit disparaître les couches de vestiges magdaléniens ainsi que d'éventuelles gravures au sol dans les principales galeries d'accès. C'est alors aussi qu'on cassa systématiquement stalactites et stalagmites pour les vendre à cette clientèle comme des souvenirs d'Ariège. Aussi bien les galeries ouvertes au public sont-elle aujourd'hui presque totalement dénudées de ces concrétions, alors que d'autres galeries, plus difficiles d'accès, gardent leur magnifique parure de voiles, de broderies et d'aiguilles calcaires. Jean Clottes en conclut qu'il faut désormais interdire au public l'accès des cavités préhistoriques; il était bien placé pour faire murer, à peine découverte, la grotte Chauvet, en tirant la leçon de Niaux.

Ces premiers visiteurs ont aperçu les peintures magdaléniennes, mais ils ne les ont pas considérées, moins encore admirées, tant il est vrai qu'on ne distingue jamais que ce que l'on s'attend à voir. Rappelons qu'au 19ème siècle encore, les idées évolutionnistes de Lyell et Darwin restaient suspectes et qu'on n'imaginait pas l'homme descendre du singe. On croyait que l'émigration humaine hors de l'Eden avait tout au plus six mille ans d'ancienneté; on mettait l'Egypte pharaonique aux débuts de l'histoire et ne faisait aucune place à la préhistoire. Un érudit ariégeois, le Dr Félix Garrigou, nota sur ses carnets en 1861 : "Il y a des dessins sur la paroi ; qu'est-ce que cela peut bien être ?". Les visiteurs du 19ème siècle restaient donc perplexes devant les peintures pariétales, au point de s'amuser soit à les effacer, soit à les imiter ou à les compléter. Les préhistoriens se sont attachés à faire disparaître ces pastiches récents, dont seulement quelques photographies nous conservent l'image quelque peu grotesque, indigne des chefs d'oeuvre authentiques.

La gloire de Niaux supposait une révolution intellectuelle.


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Au début du siècle, Niaux fut au coeur du débat scientifique sur l'interprétation de l'art pariétal. Dès le Second Empire, Boucher de Perthes avait accrédité l'existence d'hommes primitifs avant le Déluge Universel. Mais on voyait ces primitifs comme des êtres brutaux, ignares et hirsutes, bien incapables de goûts artistiques. On postulait une hominisation progressive. La génétique nous enseigne à présent que l'homo sapiens est identique à lui-même depuis cent mille ans, avec déjà le même quotient intellectuel. Quand on découvrit en divers sites des peintures analogues à celles d'Altamira en Espagne, la controverse fut au maximum : s'agissait-il de supercheries récentes, s'inspirant des bisons d'Amérique ? Sinon, où et quand les auteurs avaient-ils pu voir ces bêtes, disparues d'Europe occidentale avant même les Gaulois ? Le préhistorien Emile Cartailhac marqua d'abord son scepticisme, puis en 1902 changea de position et reconnut son erreur. Oui, ces peintures et gravures étaient antédiluviennes ! Ce revirement célèbre marquait le basculement de l'opinion scientifique, qui reconnaissait désormais la réalité d'une civilisation paléolithique. Une fois les yeux dessillés par la science officielle, le commandant Molard et ses fils, qui résidaient à Sabart, remarquèrent les dessins de Niaux et firent alerter Emile Cartailhac, lequel authentifia le Salon Noir dès 1906. En souvenir de cet événement, le nom de Cartailhac a été donné à l'une des galeries les plus profondes. Dès lors, les chercheurs affluèrent, l'abbé Breuil, les frères Begouën, les époux Mandement, Leroy-Gourhan, etc; les découvertes de vestiges préhistoriques se multiplièrent; les spéléologues achevèrent, dans les années 1950-1960, de reconnaître l'unité du réseau souterrain.

La visite du Salon Noir, où sont 80% des figures, devint un "must" pour le public cultivé. Ce n'était pas une expédition facile ! Je me rappelle ma première visite de Niaux en 1953. Il fallait prévenir l'unique guide et gardien, M. René Clastres, et prendre rendez-vous avec lui. Du village de Niaux, on montait à la grotte par un étroit sentier; sous le vaste porche, on se répartissait les lampes à acétylène dont l'odeur douceâtre excitait l'émotion; on se faufilait par un incommode boyau, aujourd'hui abandonné; on cheminait en file, les porteurs de lampe répartis par intervalle; on frissonnait de la fraîcheur et on pataugeait dans les gours boueux; des chauve-souris planaient au ras des cheveux, pour faire soupirer les citadins; le goutte à goutte tombé de la voûte humide faisait des "flocs" qui semblaient, dans le silence, d'inquiétantes détonations; enfin M. Clastres s'arrêtait et levait sa lampe, pour qu'apparaissent, ici et là, des points rouges, un signe claviforme ou tout un bestiaire de chefs d'oeuvre. Ce guide si méritant a, lui aussi, donné son nom à la galerie la plus récemment découverte.

Aujourd'hui, l'engouement est tel que la grotte s'ouvre seulement à quelques privilégiés, mais dans des conditions d'aménagement plus confortables. Le Salon Noir a été reproduit au Centre d'Art préhistorique de Tarascon-sur-Ariège.


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Tout n'est pourtant pas tranché, il reste à interpréter les signes et les dessins de Niaux, ce qui n'est pas une mince question scientifique et, de fait, déchaîne une vaste controverse.

D'une idéologie, on est passé à une autre. Jadis, on croyait qu'avant l'écriture, il n'y avait pas d'histoire, mais seulement une ère antédiluvienne, peuplée de bêtise et de cruautés. Aujourd'hui qu'on reconnaît même aux primates la faculté du comportement symbolique, le structuralisme fait regarder tout ensemble de signes comme un système clos, abstrait, intemporel et auto-signifiant. La plupart des historiens considèrent donc la grotte de Niaux et surtout son Salon Noir comme un Sanctuaire où les Magdaléniens nous auraient laissé un message ésotérique, qu'il nous appartiendrait de décrypter. Même sans extraterrestres, Niaux devient un OVNI (objet visuel non identifié), porteur d'une révélation mystérieuse.

M. Jean Clottes passe en revue, avec une déférence quelque peu moqueuse, les interprétations successives qui ont fait autorité tour à tour, mais toujours provisoirement.

Au début du siècle, l'abbé Breuil imagina que les peintures étaient des actes votifs, sur le modèle religieux. Les chasseurs magdaléniens auraient représenté, sur les parois des cavernes, les actions de chasse dont ils souhaitaient l'heureuse issue. Aussi bien les signes barbelés, fichés dans les flancs des bêtes peintes, lui paraissaient-ils figurer les flèches dardant le gibier. Seulement, les Magdaléniens consommaient peu le bison ou le cheval et leur préféraient le bouquetin, qu'ils peignirent rarement. N'aurions-nous pas les mêmes pulsions gustatives pour les caprins et les mêmes admirations pour les grosses bêtes ? L'explication propitiatoire, quoi qu'elle s'imposât longtemps, ne tenait pas.

Leroy-Gourhan proposa une interprétation structuraliste, en s'appuyant beaucoup sur le cas de Niaux. Chaque grotte ornée aurait formé un système clos et structuré de symboles, signifiant une croyance ou une dévotion. Dans ce cadre, le couple du bison et du cheval lui paraissait représenter l'opposition des sexes féminin et masculin. Quoiqu'elle fût gratuite, cette théorie reflétait la mode intellectuelle des années 1960-1970, ce qui fit son succès. Or, la datation scientifique des peintures par la méthode du carbone 14 révéla qu'elles n'étaient pas contemporaines et que la décoration du Salon Noir de Niaux s'étalait sur mille ans. Difficile, dans ces conditions, d'imaginer une conception globale chez l'artiste magdalénien !

Jean Clottes fait quelques observations, qui sont de nature à ramener au réel. Les figures peintes ou gravées n'ont pas la stylisation des symboles, mais sont au contraire d'un saisissant réalisme. A leur vue, les zoologues et les chasseurs indiens d'Amérique reconnaissent non seulement l'âge et le sexe de l'animal représenté, mais aussi les raisons et l'intention de son attitude. De plus, la perspective y est suggérée par la figuration fine des détails sur la face tournée vers le spectateur et leur omission sur l'autre côté de l'animal. Ce qui tendrait à prouver qu'il ne s'agit ni d'actes religieux, ni de signes abstraits, mais bien d'oeuvres d'art pour la contemplation esthétique. Ainsi le Salon Noir ne serait pas un Sanctuaire, qu'on puisse rapprocher de nos églises romanes, dont les fresques ont, en effet, le double caractère votif et symbolique.

Or, l'examen des moeurs chez les populations primitives atteste que la détention d'images peintes ou sculptées fut et reste partout un attribut essentiel du pouvoir politique ou magique, dont elle manifeste la capacité surnaturelle de communiquer avec l'au-delà, où règnent le Beau et le Bien. Superstitieuse ou non, cette vieille pratique est parvenue jusqu'à nous. Au XXème siècle encore, le Pouvoir touche à l'imaginaire, s'affirme par l'imagerie et s'abolit par la destruction de ses images : des exemples récents sont dans toutes les mémoires. Sans aller jusqu'à rapprocher les grottes de Niaux de la Caverne de Platon, on peut conjecturer que les chefs ou les chamanes magdaléniens auraient légitimé leur pouvoir par la disposition de salles peintes, où ils réunissaient solennellement leurs fidèles pour frapper leur imagination. De toutes les explications, celle-ci est la plus plausible, parce qu'elle s'accorde avec les faits et ne succombe pas à l'anachronisme.


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La leçon qu'on tire finalement du bel ouvrage de Jean Clottes est une leçon de science et d'humanisme. De science, parce que seule l'étude méthodique et technique des vestiges de Niaux a pu dissiper les fantasmes et parvenir à des conclusions rationnelles. Mais d'humanisme aussi, parce qu'elle nous montre les hommes et les femmes de l'époque magdalénienne beaucoup plus semblables à nous que nous ne le pensions, c'est à dire curieux, gourmands, ingénieux, sportifs et esthètes.

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