La splendeur des Vascons
Michel Bégon avril 2003
La représentation que l’Europe aime à se donner de son histoire est apaisante, certes épique, mais probablement fausse. On nous raconte que les Gaulois peuplèrent la Gaule et la Belgique au 6ème siècle avant Jésus Christ, n’y rencontrant que des sauvages indignes d’intérêt, et y développèrent une brillante civilisation ; puis qu’ils furent soumis par les Romains, dont la langue latine supplanta les parlers celtiques ; que les deux peuples celte et romain fusionnèrent amoureusement en embrassant ensemble le christianisme, prêché par Saint Denis dès 250 ; qu’au 5ème siècle pourtant affluèrent les envahisseurs germains, lesquels donnèrent leur nom à la France (Francorum regnum : royaume des Francs), mais qu’ils se convertirent bientôt à la religion ainsi qu’à la langue des gallo-romains ; qu’enfin, de ces trois peuplements, celte, romain et germanique, serait née la France actuelle. Et si ce n’était là qu’une pieuse légende ?
Depuis quelques années, les techniques d’observation de la génétique des populations ont beaucoup progressé, en prenant pour marqueurs quelques mutations caractéristiques des gènes humains, en examinant la diffusion démographique des génomes signalés par ces marqueurs et en suivant leur progression ou, au contraire, leur régression dans l’espace et le temps, grâce à l’analyse biologique des populations autochtones. On sait maintenant identifier des groupes ethniques par leurs marqueurs génétiques et repérer leurs déplacements géographiques, même anciens, d’après le génome de leurs descendants restés sur place.
Or, cette génétique des populations a donné une découverte majeure et qu’on n’attendait pas, c’est que l’aire de diffusion d’un génotype donné recouvre sensiblement l’aire de diffusion de telle langue parlée. Au même lieu et dans le même temps, il y a coïncidence d’un groupe ethnique avec un groupe linguistique, et donc il y a eu résistance de chaque groupe de population envers les invasions étrangères, de sorte que les mélanges ethniques furent moins généralisés qu’on ne le croyait jusqu’alors. Au génotype et à la langue, ne pourrait-on ajouter la spécificité des coutumes et le particularisme des religions ?
De toute manière, nous avons ainsi acquis un puissant moyen d’observation objective du passé lointain, qui nous autorise à faire remonter l’histoire jusqu’à 50 000 ans avant l’ère chrétienne, même en l’absence d’archives.
Ô surprise, la légende d’une Europe gallo-romaine et germanique s’en voit effritée. Et les anciennes supputations sur le passé historique des Vascons s’en trouvent non seulement confirmées, mais élargies et précisées.
1. La tradition orale ou écrite
Sans doute savait-on, d’après l’aveu même de auteurs latins, que la colonisation gallo-romaine n’avait guère pénétré au sud de la Garonne ni, plus généralement, dans les Pyrénées, à l’exception glorieuse de Lugdunum Convenarum (Saint Bertrand de Comminges), d’Eauze (chef-lieu des Elusates et de la Novempopulanie) ou de Lugdunum Consoranum (Saint Lizier). L’étymologie celtique de l’expression « Lugdunum », c’est à dire forteresse (« dunum »), dédiée au dieu « Lug » (le dieu de la force armée), ferait d’ailleurs croire qu’il s’agissait de places fortes en terre hostile.
Car un peuple très antérieur aux Gaulois leur avait opposé la plus opiniâtre résistance. Les auteurs latins le nommaient le peuple des « Vascones », ainsi Salluste, César, Pline ou Juvénal ; et Paulin de Nole en 430 qualifiait les Pyrénées de « Vasconis saltus », c’est à dire de massif montagnard des Vascons. Ce peuple vascon s’est ensuite partagé entre les Gascons, qui adoptèrent des parlers romans, et les basques, dont la langue antique persiste à ce jour.
A la différence des Celtes, des Romains, des Germains et même des Normands, il s’agissait d’un peuple n’appartenant pas à la civilisation indo-européenne et dont, par cette originalité même, la langue, les coutumes, les traditions religieuses paraissaient aux anciens comme aux modernes particulièrement étranges. Déjà, le géographe grec Strabon se plaisait à rapporter que le peuple vascon passait chaque nuit de la pleine lune à danser en l’honneur de son dieu local. Voltaire lui fit écho : « le pays basque est ce petit peuple qui danse dans les Pyrénées »! De fait, la danse cérémonielle des Basques est l’Aurresku, qui accompagne les solennités et notamment la plantation de l’arbre sacré. Mais bien d’autres traditions basques continuent à nous surprendre : la pelote basque, les pyramides humaines, le béret basque, le tambour basque, etc. , outre la langue elle-même, « l’Euskara ». A la différence de la France féodale, il semble même que les Basques n’aient jamais honoré la noblesse ni subi le servage, mais conservé leurs assemblées démocratiques et leurs coutumes écrites, dénommées en espagnol les « fueros ».
Sitôt les Romains vaincus, au 6ème siècle, la province de Novempopulanie (c’est à dire la région des neuf peuples) reprit le nom de Vasconia, d’où nous vient la dénomination de Gascogne.
Au 9ème siècle de notre ère, toute la Gascogne, y compris les Comminges et le comté de Foix, donc toute l’actuelle Ariège, parlait le vascon, ancêtre du basque moderne. Cependant cette langue restait orale, puisque le latin était la langue écrite de l’Europe occidentale ; elle se partageait entre de multiples dialectes, propres chacun à telle ou telle vallée des Pyrénées ; le premier livre édité en langue basque ne fut pas antérieur à 1545 ; et c’est seulement au 20ème siècle que les linguistes sont parvenus à unifier et codifier l’Euskara. Sans doute, ce retard à constituer une langue de culture écrite causa-t-il le recul progressif du basque devant les langues d’oc et d’oil, dérivées du latin.
Ces Vascons du moyen-âge étaient-ils seulement chrétiens ? Rien n’est moins sûr, puisque la Chanson de Roland, composée au 11ème siècle en Normandie, leur impute le massacre d’une ou plusieurs armées de Charlemagne et les confond avec les Musulmans. Et parce qu’aussi, durant tout le moyen-âge, les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle avaient la terreur de traverser le pays basque, entre Mont de Marsan et Bilbao, et lui préféraient comme plus sûr le chemin de contournement par Burgos et Astorga. Eussent-ils été chrétiens, les Basques ne se seraient pas opposés à la chrétienté toute entière ! Aussi bien le concile de Latran en 1179 excommunia-t-il le peuple basque tout entier au motif qu’il agressait les pèlerins de Saint Jacques. D’ailleurs, il n’y eu pas d’abbaye célèbre au pays basque.
De fait, la conversion des Basques contemporains à la foi chrétienne paraît récente et équivoque. Leur fidélité aux rituels ancestraux, dont le culte des arbres, reste patente. Le roi des Asturies prêtait serment sous le chêne sacré de Guernica en Biscaye. En 1512, Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon durent prêter serment, devant ce même chêne de Guernica, de respecter les « fueros » basques. La Semaine Sainte n’a pas ici le même lustre qu’en Espagne et la fête la plus fameuse de Pampelune est « l’encierro », le lâcher de taureaux dans la ville. La ville de Saint Sébastien en Guipúzcoa a même pris le nom de Donostia, par infidélité à l’officier romain martyrisé sous Doclétien. Symboliquement, la « brèche de Roland », qui entaille le cirque de Gavarnie, pourrait bien être un signal d’infamie envers ces Pyrénées rebelles au Christ !
Il est vrai qu’aux temps modernes, la pratique religieuse apparaît forte au pays basque. Mais c’est que les autorités administratives, judiciaires et universitaires de France comme d’Espagne prohibaient l’usage de la langue basque et que seul le clergé catholique local défendit cette langue en l’utilisant pour le catéchisme et la liturgie. De cette double appartenance à l’Eglise et à l’Euzkadie vient l’expression : « eskualdun fededun », basque et croyant. Au demeurant, les Basques considéraient les Espagnols comme de mauvais catholiques, signe au moins que leurs fois respectives différaient.
La volonté d’indépendance ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des Gascons s’est manifestée par des faits célèbres et qui ne s’expliqueraient pas sans elle. Après l’échec des Gaulois, des Romains et des Germains, la conquête arabe de l’Espagne a, elle aussi, buté sur l’obstacle basque, lequel est toujours demeuré insoumis. Puis, la Croisade contre les Maures est partie des Pyrénées. En 1035, le roi de Navarre Sanche III le Grand se fit appeler « Rex Iberorum » (roi des Ibères) et les sept rois de Navarre, des 10ème et 11ème siècles, de Sanche I à Sanche VII, furent les promoteurs de la reconquête, jusqu’à ce que l’ordre bénédictin de Cluny les dépossédât de ce rôle moteur, peut être à cause de leur douteuse piété chrétienne.
Résistant à l’emprise très catholique des Bourguignons, la Gascogne s’est donnée aux Anglais, par le traité de Brétigny en 1360, puis a embrassé le protestantisme, à l’instigation des rois de Navarre de la maison d’Albret, mais sans conviction, puisque dès 1620 ce protestantisme pyrénéen a quasiment disparu, sauf l’exception de quelques îlots dans le comté de Foix.
Quoiqu’il fût dès 1512 annexé par la couronne espagnole, le pays basque n’a jamais cessé de lui opposer la plus farouche résistance. Les guerres carlistes du 19ème siècle mobilisèrent les Basques contre la monarchie constitutionnelle de Madrid. La République dut leur concéder l’autonomie. Puis, l’insurrection d’Oviedo en 1934 marqua les préludes de la guerre civile et la biscayenne Dolorès Ibarruri fut, sous le nom de la Pasionaria, l’âme de la résistance à la croisade franquiste.
Aujourd’hui, la guerre d’indépendance des Basques est un fait majeur de l’histoire contemporaine.
2. La confusion avec les Celtes
L’obstacle empirique à la reconnaissance du fait vascon fut d’abord l’interposition des Celtes ou des Gaulois entre la période néolithique et la colonisation romaine. Depuis le moyen-âge et jusqu’au 20ème siècle, les érudits attribuaient sans preuve les mégalithes aux Celtes et leur donnaient, pour faire plus vrai, des appellations celtiques (dolmens, caïrns, cromlechs, menhirs, etc.), non sans les rajeunir de plusieurs millénaires.
En réalité, les Gaulois n’ont vraiment dominé la Gaule intérieure qu’à partir du 6ème siècle avant notre ère et leur religion druidique n’a duré que du 3ème siècle avant au 1er siècle après Jésus Christ, alors même que les mégalithes dressés sur les côtes de l’Europe occidentale sont datés par l’archéologie du 6ème au 3ème millénaires avant JC.
La religion des druides gaulois était d’origine indo-européenne comme les religions grecque et romaine. Elle honorait le panthéon des divinités indo-européennes, dont Georges Dumézil fit la théorie, avec l’idéologie des trois fonctions. Elle pratiquait surtout les sacrifices humains et animaux ainsi que la divination.
Le rite de la cueillette du gui sur les chênes à l’automne n’est attesté que par un seul auteur : Pline l’Ancien (Histoire naturelle XIV, 95, 249), dont la fiabilité est le plus souvent sujette à caution. N’aurait-il pas confondu les cérémonies vasconnes et druidiques ?
De la religion vasconne, nous ne savons rien, puisque aucun auteur ancien n’en a fait part. Mais on peut supposer qu’elle était étrangère aux mythes indo-européens et s’apparentait peut être à la mythologie chinoise, sans panthéon notoire, d’avant le bouddhisme et le taoïsme. Son trait le plus saillant paraît être le culte des arbres, par ailleurs attesté en Lituanie jusqu’au 13ème siècle.
Encore fallait-il, pour rendre leur place aux Vascons dans l’histoire, tout une révolution scientifique, dont on dira quelques mots, sans se cacher qu’elle comporte malheureusement bien des lacunes.
3. La fin du mythe orientaliste
La théorie scientifique du phénomène vascon a été longtemps entravée par la croyance, répandue chez les préhistoriens, les historiens et les linguistes, que la civilisation européenne provenait d’orient et seulement d’orient : l’agriculture, la navigation, la métallurgie, la céramique, l’alphabet, l’écriture, la numération, la monnaie, la science, l’art, la Bible, etc. Cette croyance dans son absolutisme apparaît exagérée, sinon fausse. Actuellement elle reste ancrée chez les Italiens. Mais l’Anglais Colin Renfrew lui a prêté les mains, en alléguant que la civilisation fut introduite en Europe, avec l’agriculture, par l’immigration des peuples indo-européens, issus du Caucase et de Mésopotamie, dès le 5ème millénaire avant notre ère.
Cette thèse orientaliste impliquait a contrario deux prémisses, qui n’ont pas été vérifiées, d’abord que les peuplades d’Europe fussent, avant l’arrivée des Aryens, seulement des chasseurs-cueilleurs plus ou moins nomades et des barbares dépourvus de la moindre culture digne d’intérêt ; ensuite que l’apparition des Indo-européens fût assez précoce pour qu’ils aient été les auteurs de cette fameuse civilisation mégalithique, dont les plus anciens monuments sont datés, par la méthode du carbone 14, de 5 500 ans avant notre ère. Elle reprenait à son compte la tradition du mépris raciste que cultivaient les Romains pour les autochtones de l’ouest, au premier chef les Vascons, qu’ils jugeaient barbares parmi les barbares. On sait quel emploi fit le national-socialisme de la soi-disant suprématie aryenne ! Ironie de l’histoire, la fameuse swastika, alias la croix gammée, emblème hitlérien, est aussi bien un insigne vascon, qui figure sculptée dans le bois des armoires basques.
Or, cette thèse orientaliste s’est heurtée à trois obstacles dirimants, au moins, qui la réfutent : à savoir, primo, que les mégalithes apparaissent antérieurs à toute immigration indo-européenne venant d’Asie ; secundo, que certaines civilisations non indo-européennes d’Europe, notamment la minoenne et l’étrusque, étaient jadis assez avancées pour acculturer les Grecs ou les Romains, lesquels furent à leur égard les barbares venus de l’est ; tertio, qu’aucun indice archéologique ni sémantique n’atteste l’implantation d’un peuple indo-européen quelconque en Europe occidentale antérieurement à l’arrivée des Gaulois entre 1 000 et 600 avant notre ère.
Déjà en 1985, l’historien Fernand Braudel mettait ce mythe en cause, sans pour autant faire place encore aux Vascons :
« Dans l’ouest atlantique, le néolithique, quelle qu’en soit l’origine (peut être maritime), apparaît dans un contexte original, avec une poterie particulière, ni cardiale ni rubanée, et surtout une architecture de pierre extraordinaire, de type mégalithique, dont les monuments sont parvenus jusqu’à nous. Longtemps les préhistoriens se sont refusé à attribuer ces constructions grandioses à des « barbares » autochtones : elles ne pouvaient relever que de « vraies » civilisations et donc venir de l’orient. Sur la foi de quelques ressemblances (en particulier avec les tombes à rotonde de la Crête minoenne), ils ont imaginé un peuple de navigateurs expérimentés, issus de l’Egée, porteurs d’une « religion mégalithique » qu’ils auraient diffusée le long des côtes atlantiques, en commençant par l’Espagne, vers le milieu du 3ème millénaire. Et c’est aussi à cette époque tardive que nos ancêtres retardataires des rives atlantiques auraient enfin appris les leçons du Néolithique. Les datations au radiocarbone ont mis en l’air toutes ces hypothèses. Les plus anciens monuments mégalithiques connus sont bretons et portugais – non espagnols – et ils sont antérieurs à n’importe quelle architecture de pierre de la Méditerranée orientale, y compris l’Egypte. »
Fernand Braudel – L’identité de la France – opus cité, tome II, page 32
Puis, dans les années 1990, les linguistes anglo-saxons Sapir, Cavalli-Sforza et autres, ont disqualifié ce mythe orientaliste, lequel impliquerait un modèle diffusionniste, en lui préférant un modèle évolutionniste et concurrentiel du type darwinien. Il arguaient que plusieurs civilisations autonomes pouvaient évoluer en parallèle et s’échanger leurs innovations les plus avantageuses. Plusieurs découvertes sensationnelles sont venues étayer leur thèse révolutionnaire :
la reconnaissance d’un nouveau groupe linguistique sui generis, qu’on a baptisé « na-dene », d’après le nom d’une peuplade indigène d’Amérique du Nord, mais qui semble englober les Chinois et les Basques, selon les rapprochements étymologiques des diverses langues intéressées ;
l’identification de nombreux toponymes du territoire français, soit comme d’origine vasconne, soit comme celtiques, soit comme latins ou germaniques, soit encore comme normands, mais sans qu’apparaissent nulle part les traces sémantiques d’une population indo-européenne qui aurait colonisé notre territoire entre le 5ème millénaire et l’invasion gauloise du 1er millénaire ;
la continuité et la densité du peuplement néolithique qui pratiqua l’agriculture sur notre territoire et y érigea les monuments mégalithiques, dès le 6ème millénaire avant notre ère. On relève la plus forte densité de mégalithes, non seulement en Bretagne et dans le Rouergue, avec les fameuses statues – menhirs des monts de Lacaune, mais sur toute la façade atlantique, d’Andalousie au Jutland, sans que l’intérieur de la France soit très concerné. Cette densité monumentale n’est pas concevable sans une forte pression démographique ni sans la pratique de l’agriculture céréalière. On peut, en outre, supposer que les Vascons étaient déjà de hardis marins, qui colonisèrent toute la façade atlantique et y dressèrent de proche en proche leurs monuments caractéristiques ;
la détection d’un gradient génétique, dont le maximum affecte la population basque actuelle, et qui, en diminuant progressivement vers l’est et le sud, fait apparaître mineur l’afflux démographique des indo-européens à partir du moyen-orient. Il s’agit surtout du facteur rhésus négatif du sang, lequel est présent chez 25% de Basques, mais décroît statistiquement par cercles concentriques autour d’un épicentre qui serait Biarritz, pour n’atteindre plus que 16% en fréquence en Angleterre, à peine 5% en Asie de l’est et disparaître chez les populations indigènes d’Amérique ou d’Australie. C’est, au moins, la preuve biologique que le peuplement vascon a précédé tous les autres en Europe, ne s’est mélangé que progressivement et partiellement avec les populations indo-européennes et n’a pas cessé d’être le substrat génétique de l’Europe actuelle.
4. Le phénomène ethnique
D’ailleurs la morphologie des Pyrénéens diffère sensiblement de l’aspect physique des Gaulois ou de Romains. C’étaient et ce sont encore des gens de petite taille, au teint mat, au front haut, aux pommettes saillantes et aux yeux légèrement bridés, faisant penser aux Chinois du nord. D’après les photographies familiales, ma propre trisaïeule, ma bisaïeule ainsi que ma grand mère, quand elles furent âgées, ressemblaient à de vieilles chinoises. L’un de mes cousins portait à la naissance la fameuse tache mongolique et prend avec l’âge l’aspect d’un sage confucianiste.
Le peintre Pablo Picasso, catalan de naissance, s’est lui-même présenté comme le prototype de l’Ibère, variante méridionale du Vascon. De petite taille, il avait le teint mat, les pommettes saillantes et les yeux bridés. Il a d’ailleurs célébré la résistance basque au franquisme par sa grande toile de « Guernica », représentant le bombardement allemand de 1937 sur la ville sainte des Basques, dont les rituels païens s’ordonnent toujours autour du chêne tutélaire.
Dès le début du 20ème siècle, quelques linguistes ont prétendu que la langue la plus évidemment apparentée au basque était le han, le chinois. Ce sont des langues agglutinantes, pauvres en vocabulaire, où le ton parlé modifie le sens. Le parler han n’a d’ailleurs aucun rapport avec les autres langues d’Asie : il vient donc nécessairement de l’Europe. C’est semble-t-il Georges Dumézil, spécialiste des civilisations indo-européennes, qui le premier sentit la spécificité du groupe linguistique, qu’on nomme à présent le « dene-caucasien ». Or, la génétique vient corroborer cette conjecture !
Les recherches contemporaines montrent les étroites corrélations entre les particularités génétiques et les spécificités linguistiques, en ce sens que les sites géographiques de la plus forte fréquence de telle mutation génétique, peut être anodine, mais significative, coïncident avec les sites de la plus forte densité d’usage d’une langue correspondante, du moins avant les brassages migratoires de l’époque récente.
Ce constat empirique est général : l’extension territoriale de tel groupe sanguin recoupe celle de tel idiome mais sans qu’il y ait lien de cause à effet. Une pareille corrélation atteste, selon les prédictions de la théorie de l’information, que l’information génétique du génome et l’information sémiotique du parler obéissent aux mêmes lois statistiques d’évolution et de différenciation.
Or, cet important groupe de langues non indo-européennes, sensiblement apparentées, mais dispersées dans le monde entier, restait énigmatique après les rapprochements de Dumézil. Y figuraient les parlers des « na-dene » nord-américains, notamment les Navajos ou les Apaches, avec ceux des sino-tibétains, des Borouchos du Pakistan septentrional, des Iénisséiens, peuple de Sibérie, des Tchétchènes caucasiens et des Basques. Il s’agit toujours de langues flexionnelles, où les suffixes et les altérations de ton jouent un important rôle sémantique, mais dont la syntaxe reste pauvre. Or, la génétique leur a trouvé un apparentement par le génotype. Et d’ailleurs, la ressemblance physique des ethnies intéressées se marque par la hauteur du front, la proéminence des pommettes et le bridage des yeux.
5. L’épopée vasconne
Avec la connaissance que nous avons acquise de l’histoire climatique de la planète, il semble désormais possible d’avancer quelques hypothèses culturelles.
La vie sur Terre et spécifiquement la vie humaine sont liées au mutations génétiques, à la sélection naturelle et aux changements de climats. Né d’une mutation du génome, datable pense-t-on de 200 000 ans, l’homo sapiens sapiens aurait éliminé son concurrent, l’homme de Neandertal, voici quelque 36 000 ans. Survint alors la glaciation dite de Würm, qui sévit de 30 000 à 10 000 ans avant l’ère chrétienne, accumulant les glaces aux pôles et sur les massifs montagneux, faisant baisser le niveau des océans de cent mètres environ et acculant à l’exode les populations septentrionales.
On peut penser que le groupe ethnique et linguistique « dene-caucasien » se dispersa vers cette époque, soit dès 30 000 ans avant JC. Certains détachements gagnèrent l’Amérique ; d’autres envahirent la Chine du nord, en assimilant les premiers occupants ; d’autres encore gagnèrent le Caucase ; enfin quelques uns marchèrent jusqu’aux Pyrénées, que l’influence adoucissante de l’océan atlantique préservait des froids polaires. Dans cet isolat géographique, bordé au nord de la Loire par les glaciers et la toundra, les Vascons survécurent de chasse et de cueillettes, commencèrent peut être à domestiquer des troupeaux de rennes et surtout développèrent une culture qui fait encore notre admiration.
Car l’art pariétal le plus précoce et le plus esthétique du monde leur semble dû. En effet, la décoration des grottes Chauvet et Cosquer date de l’aurignacien, 30 000 avant notre ère, et s’avère contemporaine des débuts de la glaciation de Würm, qui chassa les « dene » de Sibérie. Cet art somptueux se poursuivit jusqu’au terme de l’ère glaciaire, vers 10 000 avant JC, dans les célèbres grottes de Lascaux, Niaux, les Trois-Frères, Enlène ou Altamira. Après quoi, les Vascons inventèrent de nouveaux styles d’art, tels que les galets peints du Mas d’Azil (Ariège).
Cependant, le recul du front glaciaire permit aux Vascons de coloniser l’Europe occidentale et peut être même l’Afrique du nord à partir du réduit pyrénéen, entre 10 000 et 3 000 ans avant notre ère. Aussi bien le génotype basque, les mégalithes vascons et les toponymes basques se retrouvent-ils sur toute la façade maritime de l’Europe occidentale, jusqu’en Scandinavie. Faussement attribués aux Celtes, les allées couvertes, les alignements de Carnac ou le cercle sacré de Stonehenge seraient en réalité vascons. Le Rhône semble avoir séparé les civilisations vasconne et ligure, puisque les mégalithes sont inconnus à l’est du fleuve.
C’est seulement entre - 3 000 et - 500 qu’affluèrent peu à peu du Moyen-Orient les peuples indo-européens, vivant d’agriculture, pratiquant la métallurgie, révérant un panthéon uniforme, mais sans que leur génome caractéristique excédât jamais en Europe la proportion de 25%. Autrement dit il s’agissait d’un petit nombre d’émigrants, qui se logèrent pas à pas dans les espaces laissés vacants par les Vascons. Les fouilles archéologiques attestent que les villages de la période néolithique ont subsisté au même lieu jusqu’au moyen-âge et parfois jusqu’à nos jours dans la continuité de leurs traditions et de leurs cimetières. Il n’y eut pas de rupture sanglante. La civilisation indo-européenne ne s’est imposée lentement qu’au bénéfice de l’écriture et de la comptabilité, importées du Moyen-Orient.
Refoulée peu à peu par les langues, les coutumes et les religions romaines, la civilisation vasconne se ramenait, vers le 1er siècle de notre ère, au grand sud-ouest, puis, vers le 10ème siècle, à la Gascogne, enfin, au 21ème siècle, aux seuls pays basques des Pyrénées.
6. Rémanences linguistiques
Les historiens anglo-saxons supposent maintenant que les populations d’Europe occidentale parlèrent toutes le vascon jusqu’à l’invasion celtique, laquelle n’eut lieu en Gaule qu’à partir de l’an mille avant notre ère. Cette langue s’écrivait, mais avec un alphabet particulier, qui s’est perdu. On a trouvé entre Béziers et Murcie des inscriptions ibères, de plus d’un millier de mots, qu’on ne sait malheureusement pas déchiffrer, puisque la langue vasconne n’est pas indo-européenne.
Le parler basque a sensiblement influencé le parler castillan, qui a donné l’espagnol. Pour désigner le côté gauche, les espagnols n’utilisent plus le latin « siniestro », mais le mot basque « izquierdo », signifiant moitié de main. Ils prononcent le « f » latin comme le « h » basque, ce qui donne « hablar » plutôt que « parlar » ou « hacer » plutôt que « facer » ou encore « hijo » et non « filio ».
Bon nombre de toponymes en France comme en Espagne sont d’étymologie basque. Ainsi l’expression basque « ilimberri », signifiant ville neuve, a donné Auch (Elimberrum) ou Elne (Iliberris). Le mot basque « aran », vallée, se retrouve dans le pléonasme du « Val d’Aran », ayant le sens de « val du val ». Cette région a gardé d’ailleurs le gascon comme langue officielle. Beaucoup de noms de cours d’eau semblent d’origine vasconne, par exemple la Garonne. Toutes les toponymies de l’actuel département de l’Ariège seraient à réexaminer dans ce sens.
La racine « ibar » signifie rivière en basque. Le nom de l’Ebre semble en provenir. Et le surprenant saint Ybars, qu’on retrouve en maints lieux et notamment en Ariège dans la vallée de la Lèze, pourrait bien n’être que l’avatar d’un ancien génie de la rivière.
Prenons le cas du Mas d’Azil. Le mot d’oc « mas » provient du latin « mansio », lieu de séjour. Mais Azil ? On voudrait que l’abbaye bénédictine du lieu, ayant donné asile aux pèlerins, fût à l’origine de la dénomination. Cependant le terme basque de « zilo » signifie trou. Ne peut-on penser que le vaste trou de la grotte du Mas aurait plutôt donné son nom à l’endroit ?
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Bref, l’analyse génétique permet aujourd’hui d’avancer que 75% des français modernes ont du sang vascon dans les veines et que les invasions indo-européennes des Celtes, des Romains, des Germains ou des Normands ont laissé seulement 25% des génomes. Il ne faudrait donc plus évoquer « nos ancêtres les Gaulois », mais « nos ancêtres les Vascons » ! Essayons d’extrapoler un peu à partir d’un tel constat.
Cette discordance de civilisations pourrait peut être contribuer à expliquer ce qu’on appelle « l’exception française ». En effet, si les Français ne sont pas vraiment de tradition indo-européenne, ni celtique, ni latine, ni germanique, mais plutôt de culture vasconne, alors certains traits qu’on prête aux Basques pourraient bien caractériser la France entière : au premier chef, le culte des arbres, la dendrolâtrie. On peut penser au rite païen de la plantation des arbres de la liberté, qui s’est ravivé en 1789, puis renouvelé en 1848 et en 2001. On doit aussi se rappeler que le style architectural, dit à tort « gothique » et en fait typiquement français, consistait à bâtir les édifices à la ressemblance d’immenses forêts, avec leurs piliers pour fûts, leurs voûtes d’ogives pour frondaisons, leurs remplages comme feuillages, leurs pinacles s’achevant en bourgeons.
La profonde prégnance de ces traditions vasconnes, enfouies certes sous l’éducation chrétienne, mais facilement résurgentes, n’aiderait-elle pas à comprendre pourquoi la France s’est si vite déchristianisée, d’abord du 5ème au 10ème siècles, puis derechef à partir du 16ème siècle, plutôt que d’opter entre catholicisme et protestantisme ? Ce n’est là bien sûr qu’une hypothèse aventureuse, mais appelant a priori l’attention.
Bibliographie
Fernand Braudel : « L’identité de la France », Arthaud – Flammarion 1986
Jacques Le Goff et René Rémond : « Histoire de la France religieuse » - Seuil 1988
Dossier « Pour la Science » (traduction française du « Scientific American ») d’octobre 1997 : « Les langages du Monde »
« Pour la Science » n° 299 de septembre 2002 : « Le Vascon, première langue d’Europe et l’épopée du génome basque »
« Pour la Science » n° 300 d’octobre 2002 : « Anthropologie et génétique »
« L’archéologie » hors série n°2 – 2000 : « Les Druides »
Henriette Walter : « L’aventure des langues en Occident » - Robert Laffont 1994
Joseph Perez : « L’histoire de l’Espagne » - Fayard 1997
Emmanuel Le Roy Ladurie : « Histoire de la France des Régions » - Seuil 2001
Encyclopedia Universalis
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Chronologie sommaire du peuple vascon
Avant Jésus Christ
- 30 000
Glaciation de Würm
Dispersion des « dene-caucasiens » entre Chine et Caucase
Les Vascons se réfugient dans le sud-ouest de la France
- 30 000 (aurignacien)
Grottes ornées de Chauvet et Cosquer
- 12 000 (magdalénien)
Grottes ornées de Niaux et Lascaux
- 10 000
Fin de la glaciation de Würm
Pénétration des « na-dene » en Amérique du Nord
Reconquête et repeuplement de l’Europe occidentale par les Vascons
- 7 000 (azilien)
Galets peints du Mas d’Azil
- 5 500 à – 3 000
Art mégalithique, allées couvertes, Carnac, Gavr’inis, Stonehenge
- 800
Ecriture ibérique
- 600
Invasion gauloise
- 100
Invasion romaine
Après Jésus Christ
500
La Vasconia devient la Gascogne
700
Invasion arabe
800
Massacre de Roncevaux par les Vascons
900
Indépendance de la Navarre
1000
Les Ibères reconquièrent le nord de l’Espagne
1179
Excommunication des Basques par le concile de Latran
13ème siècle
Evangélisation des Basques
1360
Traité de Brétigny : Basques et Gascons se donnent aux Anglais
1512
Annexion de la Navarre méridionale par l’Aragon
1540
La Réforme introduite par la maison d’Albret
1607
Annexion de la Navarre septentrionale à la couronne de France
1895
Création du parti nationaliste basque
1937
Massacre de Guernica
1973
Meurtre de l’amiral Carrero Blanco
1973 - 2002
Guérilla basque contre l’Espagne