dimanche 8 novembre 2009

La grotte du Mas d'Azil


La grotte du Mas d'Azil
Michel Bégon décembre 1992


L'un des plus anciens souvenirs que j'ai d'Ariège et l'un des plus chers est notre arrivée de Paris, l'été 1943, ma mère, mes frères et moi, au Mas d'Azil. Ernest Laborde était venu de Camarade nous chercher avec une carriole. La grotte n'était pas éclairée, à cause des restrictions d'électricité. Les voitures automobiles ne circulaient plus, les carburants ne servant qu'à la guerre. La nuit et la fraîcheur nous tombèrent soudain dessus après les chaudes clartés du jour. Sous les hautes voûtes criaient des vols de corneilles et résonnaient les sabots de la jument. "Tu vois ces cavités" me dit ma mère "c'est là qu'habitaient les hommes préhistoriques".

Ensuite, j'ai voulu en savoir davantage. Mais, pour raconter l'histoire de la grotte du Mas d'Azil, il faut remonter plus haut encore que la préhistoire.

Le plissement pyrénéen de l’ère tertiaire a fait basculer les couches géologiques comme un mille-feuilles sur un plan incliné, puis une surface d'érosion les a sectionnées horizontalement par rapport à la terre, mais en biseau dans leur épaisseur, de sorte qu'affleurent du nord au sud des strates de plus en plus anciennes. Les collines de Sainte Croix à Pamiers sont de la molasse tertiaire, la chaîne du Plantaurel est une cordillère de calcaire crétacé. Au sud de Massat, les roches primaires et métamorphiques forment le massif granitique des hautes montagnes. Le Plantaurel provient d'une mer sédimentaire d'il y a quelques soixante dix millions d'années et, lorsque j'étais gamin, j'étais stupéfait de trouver à cinq cent mètres d'altitude des coquillages bien moulés et parfois même colorés, encore plus beaux que ceux des plages de l'Atlantique et dont mon grand-père faisait collection.

Du bloc calcaire des origines, il ne nous reste cependant que le socle, le haut ayant été arasé par l'érosion, si bien que la grotte du Mas d'Azil est curieusement chapeautée d'un synclinal perché, en forme de sombrero mexicain dont les bords se relèveraient. Or ce bloc, même tronqué, fut capable d'arrêter l'Arize qui coulait du Sérou et de la contenir dans un lac naturel sur son flanc sud-ouest. Comme le calcaire est aussi poreux que dur, les eaux s'y sont infiltrées, voici plusieurs millions d'années, et ont creusé l'immense tunnel de cinq cent mètres, pour se déverser, en résurgence, sur le flanc nord de la chaîne. Si la voûte était tombée dans ce chantier titanesque, on aurait une cluse, une gorge ou un canyon, comme plus au nord, vers Sabarat, mais l'épaisse croûte calcaire a mieux résisté ici qu'ailleurs.

Pendant la longue période glaciaire de Würm, entre 35.000 et 10.000 ans avant notre ère, le vaste abri naturel fut pour les chasseurs Cro Magnon un refuge idéal contre le froid et la neige, dans un climat proche de la toundra sibérienne. Quelques vestiges d'outils témoignent d'une occupation humaine dès la période aurignacienne (- 30.000).

A cette époque commence le grand art pariétal, la grotte Cosquer dans les Calanques de Cassis étant la plus ancienne décorée de France et semble-t-il même du monde, vers -25.000. Mais c'est beaucoup plus tard que l'Ariège se hisse aux sommets esthétiques, avec les fameuses grottes de Niaux, des Trois-Frères, du Portel, de la Vache, du Tuc d'Audoubert et du Mas d'Azil, à l'époque dite magdalénienne, vers -10.000. Cette liste n'est d'ailleurs pas exhaustive, mes cousins ayant découvert sur le Plantaurel un autre site décoré, modeste il est vrai, que les préhistoriens ont résolu de garder secret pour les savants de l'avenir (donc, je ne vous ai rien dit).

En images peintes, le site du Mas d'Azil n'est pas le plus riche, juste quelques représentations de bovidés, carnassiers et poissons, qu'on ne montre même pas aux visiteurs à cause de l'étroitesse des cavités. Mais ses sculptures sont célèbres : le cheval hennissant et les propulseurs d'os ornés de cervidés, sur lesquels le Musée National de Saint Germain en Laye a fait main basse, mais dont on voit quand même de belles copies au Musée du Mas d'Azil, consacré à la préhistoire.

Pas plus qu'ailleurs dans la zone pyrénéenne et cantabrique, on n'a retrouvé de sépulture humaine, alors que le Périgord et le Quercy en dénombrent plusieurs. Faut-il croire qu'à 300 kilomètres de distance, les modes d'inhumation différaient tant ? On ne sait donc pas quels étaient les Ariégeois de cette haute époque, des Cro Magnon bien sûr, mais leur stature et leur couleur de peau nous échappent.

Quand prit fin l'ère glaciaire vers - 9.000, les glaciers des Pyrénées fondirent en quelques siècles, les forêts de hêtres couvrirent l'Ariège, les mammouths et bisons refluèrent vers le nord et l'art pariétal disparut soudain. On ne sait si la même population resta sur place. Or, ce fut la plus grande époque pour la grotte, qui donna son nom à toute l'ère "azilienne", de
- 9.000 à - 6.000. Les chasseurs-cueilleurs de ce temps y ont laissé des tas de coquilles d'escargots, dont à n'en pas douter ils faisaient leurs délices, et surtout les preuves d'une avancée technologique formidable, comme on dit aujourd'hui. La miniaturisation progressive des outils et des armes y est tellement remarquable, avec des pointes de flèches pas plus grandes que des ongles, que les spécialistes la dénomment "l'azilianisation". On a aussi retrouvé dans les sables de l'Arize quelques centaines de galets peints avec des symboles, indéchiffrés à ce jour, qui passent pour la plus ancienne forme d'écriture dans le monde entier. Les services de recherche d'Electricité de France envisagent de s'intéresser à ce mystère de la préhistoire avec tous les moyens mathématiques de l'intelligence artificielle. Souhaitons-leur plein succès.

Puis vint du Moyen-Orient l'agriculture céréalière, qui occupa de préférence les plateaux calcaires, plus faciles à travailler à la houe ou avec l'araire que les glaises alluviales des vallées. Entre - 4.000 et - 2.000, la civilisation dite "mégalithique", celle des alignements de Carnac, mit en valeur les surfaces d'érosion qui tronquent le Plantaurel et nous y a laissé quelques dolmens, dont celui du Cap del Pouech est le plus grand. Mais les pluies eurent bientôt fait de décaper la mince couche d'humus sur les plateaux, où ne poussent plus guère aujourd'hui que des cailloux.

Après quoi, les chaînes du Plantaurel restèrent si peu propices à l'agriculture, sauf peut-être aux moutons et à l'exploitation forestière, qu'il subsista seulement quelques clairières culturales pour trouer çà et là l'immense forêt. Rares furent les implantations gallo-romaines, dont l'une justement sur le toit de la grotte. C'est donc dans ce site boisé et retiré que s'installa, en 807, l'abbaye bénédictine qui lui a laissé son nom de manse ou mas d'asile, hameau de refuge, mal orthographié avec un "z" par les cartographes de Louis XIV. A moins d'un kilomètre du lieu saint, l'orée de la grotte, jaillissante d'eau vive et de vent frais, paraissait-elle aux bons moines quelque source sacrée ou quelque bouche d'où "soufflait" l'esprit ?

Les rives de l'Arize furent défrichées par les charrues, mais les croûtes calcaires limitant l'extension des champs et des prairies, l'essor démographique n'était possible qu'avec l'artisanat d'exportation. Au fil du torrent tombant de la grotte s'installèrent des moulins, et le bourg du Mas d’Azil s'industrialisa en rassemblant des forges catalanes, des cardeurs de laine, des drapiers, des fabricants d'articles en os, des menuisiers, des verriers....

Or, la réforme religieuse du 16ème siècle trouvait son public dans les milieux artisanaux, alors que le catholicisme restait plus attaché à la rente foncière, comme nous l'indiquent les historiens Michel Chaunu politique aux protestants. Non loin de la grotte - ô la puissance du mythe ! - on voit sous les chênes et dans une sorte d'aven, le rocher de forme élancée qu'on appelle "la chaire de Calvin". On peut douter que le prédicateur de Noyon soit jamais venu en Ariège, mais le site est typiquement celui d'une "Assemblée du désert".

Erigé en place forte protestante après la destruction de l'abbaye, le Mas d'Azil soutint victorieusement le siège mis sur les crêtes du Plantaurel par le maréchal de Thémines en 1625 ; et ce fut l'ultime succès militaire du parti huguenot contre l'armée catholique et royale. La grotte avait été fortifiée elle aussi, et ses cavités aménagées en arsenaux ou en poudrières, si bien qu'après la paix d'Alès, le Cardinal de Richelieu ordonna qu'on en fit miner et sauter l'intérieur. Quels vestiges préhistoriques furent ainsi anéantis, jamais nous ne le saurons !

Les gens du 17ème siècle ne s'en doutaient pas non plus. Pour eux, la préhistoire ne pouvait pas exister, les mémorialistes de la Bible ayant commencé d'écrire l'histoire dès la création d'Adam et Eve, 6 000 ans avant le présent, estimaient-ils. Il a fallu Lamarck et Lyell pour donner un peu plus de temps à l'évolution et Boucher de Perthes pour imaginer vers 1850 l'âge de la pierre.

En 1879 seulement, Piette entreprit les fouilles archéologiques dans la grotte, suivi de l'abbé Breuil. Elles furent parachevées par les époux Mandement, qui m'ont fait, pour la première fois, visiter les cavités vers 1950, et dont je garde le souvenir d'un couple austère et passionné.

Les produits des fouilles sont exposés dans deux musées aziliens de la préhistoire. L'un, dans les cavités de la grotte, montre les ossements des animaux fossiles qu'on y a retrouvés. L'autre, installé dans un bâtiment du 18ème siècle sur la grande place, présente les pièces majeures de la collection Pequart, notamment le Protome de cheval et le Faon aux oiseaux, deux splendides sculptures magdaléniennes en bois de cerf, ainsi que les copies des plus belles pièces de la collection Piette, déposées au musée des Antiquités nationales à Saint Germain en Laye. Ajoutons que la préhistoire azilienne et ariégeoise en général est très fortement représentée dans ce musée parisien, dont elle est l'un des plus beaux fleurons.

Aujourd'hui, la municipalité du Mas d'Azil voit l'avenir avec le tourisme et caresse le projet de reconstituer le lac de l'Arize, pour installer des camps de toile et de caravanes à ses bords. Demain, visitera-t-on la grotte du Mas en pédalo ? Alors adieu à mes beaux souvenirs d'enfance !

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