Le rayonnement intellectuel et moral de Gabre
Michel Bégon avril 2007
Les champs d’opération de nos familles de gentilshommes-verriers ont recouvert quasiment toutes les grandes régions forestières du sud-ouest de la France, depuis la Montagne Noire et la Grésigne et depuis le Plantaurel ou le Volvestre jusqu’aux Comminges et même à l’Agenais. Pourtant Gabre s’est imposée depuis le XVIIIème siècle comme le point de ralliement spirituel de ces familles dispersées et l’est , semble-t-il, restée jusqu’à présent, puisqu’aussi bien notre association de la REVEILLEE y a toujours son poste de commandement. Comment expliquer un tel rayonnement ?
Certes, l’actuelle commune de Gabre n’a jamais été très peuplée. Elle comptait 611 habitants en 1831, sur les 11.532 habitants du canton du Mas d’Azil et contre 2.875 pour ce chef-lieu seul. Encore en 1861, elle en avait 610, juste avant le grand exode rural et le grand déclin démographique. Ce ne fut donc jamais une forte agglomération. Aujourd’hui, sa population résidente ne dépasse plus les 80 âmes.
Gabre ne se situait même pas au centre géographique des verreries familiales, puisqu’elle bornait l’extension méridionale de leur dispersion et qu’au XVIIIème siècle, les verriers gabrais ont essaimé surtout vers le grand ouest.
Peut-être y avait-il le souvenir légendaire du château originel de SERRE DE COR, situé à guère plus de 5 ou 6 kilomètres de Gabre, et dont la destruction de 1621 pouvait exalter le rêve du Paradis Perdu. En tout cas, Gabre fut un haut-lieu des rassemblements spirituels, aux temps de la persécution, grâce probablement à ce souvenir prestigieux, grâce surtout à sa forte densité huguenote et grâce aussi à ses asiles naturels. C’était dans toute la communauté protestante du sud-ouest l’un des meilleurs « Déserts » possibles pour les cultes clandestins autour des pasteurs envoyés de GENEVE. Les gentilshommes-verriers y assuraient en armes le service d’ordre et la protection rapprochée.
Il semble que d’énormes assemblées se soient réunies sur le plateau calcaire qui tronque le Plantaurel, à l’altitude de 500 mètres environ, sous les couverts de chênes, et plus précisément au site de LA COUDERE, là même où, 250 ans plus tard, la REVEILLEE se retrouvera elle-même .En 1735, 4.000 participants au culte clandestin s’y rejoignirent et des coups de feu furent échangés avec quelques espions. En 1745, deux assemblées du Désert y attirèrent, la première 4000 personnes, la seconde 2.500, venant à pieds de partout et même de Castres. Ces chiffres sont-ils exagérés ? Quoiqu’il en soit, de pareilles affluences ne pouvaient pas rester discrètes et les sanctions s’ensuivirent, avec arrestations, emprisonnements et lourdes amendes. D’autres assemblées du Désert se sont aussi déroulées, mais avec un plus petit nombre d’assistants, à la verrerie gabraise de LA BADE, à POINTIS-MERCENAC ou sur le Plantaurel, du côté de CAMARADE, dans cette période tragique qui court de 1685 à 1762, jusqu’à la fin des persécutions policières, auxquelles les trois affaires simultanées de CALAS, de SIRVEN et des trois frères de GRENIER apportèrent une conclusion victorieuse. Ces données figurent dans le livre d’Alice WEMYSS sur les « Protestants du Mas d’Azil » (Privat- 1961).
Même lorsque les verreries du Plantaurel furent toutes éteintes, les gentilshommes-verriers de Gabre continuèrent de former une forte communauté corporative. La liste des familles de Gabre en 1861 ne recense pas moins de 12 maîtres-verriers, exploitant l’hiver à Pointis-Mercenac et résidant au pays l’été, à savoir nommément : Jean-Paul et Philidor de ROBERT des GARILS, Philibert de ROBERT-LABARTHE, Jules de ROBERT, Alphonse de ROBERT, tous habitant le village, puis François de ROBERT, Paul de GRENIER, Jean et Jérémie de GRENIER, Alexandre de ROBERT-BOUSQUET (mon propre trisaïeul), vivant à Comavère, Jacques de GRENIER MARTON, pour Lastermes, enfin Léon de GRENIER LALEE, à Magnoua.
Or, paradoxalement, la fin des verreries de Pointis en 1883 stimula le rayonnement intellectuel de Gabre. Les fils des verriers abandonnèrent la canne du souffleur et l’épée de la noblesse, pour le militantisme intellectuel et moral. Ils se firent pasteurs, écrivains ou fonctionnaires, en acquérant et en diffusant un riche capital de savoir et de vertus. Au début, cette orientation n’était pas propre à Gabre, mais à tout l’environnement réformé du pays, puisque Pierre BAYLE, fils du pasteur du Carla, et Napoléon PEYRAT, né aux Bordes-surArize et pasteur lui-même, montrèrent la voie. On eut aussi le pasteur de Caussade, Onésime de GRENIER-FAJAL, qui dès 1886 éditait à Montauban le fameux ouvrage sur « François ROCHETTE et les trois frères de GRENIER », par lequel s’est forgé d’abord la légende de nos familles verrières. Puis, le gabrais Elisée de ROBERT DES GARILS publia en 1903 le livre familial de référence, deux fois réédité, en 1973 par Dora de ROBERT des GARILS et Robert PLANCHON, ensuite par Philippe de ROBERT-LABARTHE en 2000 : «Gentilshommes-verriers-Une commanderie, un village ». En 1975, le pasteur André de ROBERT-LABARTHE fonda la REVEILLEE et, en 1984, créa le Colloque de Gabre. Celui-ci a connu déjà 23 sessions. Aujourd’hui toujours, le pasteur et théologien Philippe de ROBERT-LABARTHE, citoyen de Gabre, perpétue ce rayonnement intellectuel et moral par ses écrits, par ses conférences, par les colloques qu’il organise, notamment autour de Pierre BAYLE, ou par les expositions sur l’Ariège qu’il patronne. Le pasteur Roger PARMENTIER (de ROBERT LASSAGNE) publie des études bibliques et réunit des séminaires théologiques. Pierre BORDREUIL (de GRENIER-FAJAL), petit-fils de pasteur, écrit sur l’archéologie biblique. Olivier de ROBERT- LABARTHE, fils de Philippe, se fait connaître dans toute l’Ariège et jusqu’à Paris comme conteur de l’épopée cathare et des légendes pyrénéennes. On ne saurait être complet sans citer aussi le psychiatre Paul SIVADON (de VERBIZIER LATREYTE), l’éthologue Michel CABANAC ( de ROBERT de LAFREGEYRE), l’archiviste Agnès PARMENTIER et le physicien Michel GONDRAN (de ROBERT-LABARTHE), président de l’Académie International des Sciences, dont les publications ont atteint toute l’Europe et même l’Amérique.
Bref, l’esprit des LUMIERES, qu’alluma jadis le grand BAYLE pour toute l’Europe, flambe encore et toujours sur le vallon et les hautes « quayres » de Gabre. Il y a là un cas de continuité spirituelle au même lieu qui devrait attirer l’attention des historiens et des sociologues.
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