dimanche 8 novembre 2009

Economie pastorale en Haute Ariège


Economie pastorale en Haute Ariège
Michel Bégon septembre 2005


Entre les profondes vallées de l’Ariège et de l’Aston, le plateau de Beille ondule à 1 800 mètres d’altitude, en donnant une vue panoramique sur les crêtes de la frontière andorrane, toujours tachetées de neiges éternelles. Y résonnent en été les clarines et parfois les orages. C’est un site privilégié pour les skieurs de fond, les randonneurs et les cueilleurs de cèpes, mais surtout pour les vaches gasconnes et les vautours.

Le 17 août 2005, les Ariégeois de Paris s’y sont rendus en bon nombre pour une conférence en plein air sur la transhumance pyrénéenne et un déjeuner servi par les bergers sur l’herbe haute.

L’intervenant était le montagnard Philippe Lacube, du bourg de Cabannes, propriétaire de troupeaux et à l’occasion berger lui-même, puis animateur de promenades culturelles. Décrivons-le comme un fort bel homme, portant le blouson épais et le béret noir, les gros souliers et le bâton, d’ailleurs flanqué d’un chien et à l’éloquence si percutante qu’elle roule les « r » comme un torrent les galets. Son sujet était l’économie agro-pastorale des Pyrénées ariégeoises. Voici ce qu’il en a dit et qui mérite d’être rapporté, sans préjudice de quelques commentaires de notre cru.

1. Essor de la transhumance

Au contraire des idées reçues, l’élevage transhumant n’est pas en voie de disparition, mais bien plutôt d’expansion, du moins pour les bovins, grâce à la demande croissante de viandes et de fromages de haute qualité et grâce subséquemment aux cours élevés auxquels ces produits se négocient désormais.

Bien entendu, l’excellent état sanitaire, l’alimentation naturelle et la parfaite traçabilité des origines du bétail sont pour cet élevage extensif des atouts décisifs, comparés aux risques sanitaires et à la médiocrité gustative des animaux qualifiés comme « viande de l’Union européenne ». Les consommateurs ne s’y trompent pas. Par rapport aux exportations traditionnelles de veaux vers l’Italie, les ventes directes au détail rapportent près de deux fois plus ! Aussi bien les éleveurs ariégeois songent-ils à créer une appellation d’origine pour la race gasconne, élevée sur les estives, sous le nom de « cadet gascon ». Un pareil label permettrait de relever encore les prix, les marges et la qualité, pour conquérir commercialement le « haut de gamme ».

Mais pourquoi conserver cette race traditionnelle, dont la robe blanche est si commune, plutôt que d’acclimater d’autres espèces, dont les rendements seraient par hypothèse meilleurs ? Parce qu’il s’agit d’une race rustique exigeant le minimum de soins. L’hiver se passe à l’étable dans la vallée. Lorsque survient le printemps et qu’on passe le collier à clochette autour de leur cou, les vaches ne se sentent plus de joie et parcourent allègrement les vingt ou trente kilomètres qui mènent à l’estive. Les anciennes connaissent la route et guident le troupeau. Le berger doit surveiller les abords, rattraper les bêtes perdues, fournir les soins d’urgence, modérer les combats entre les taureaux. Il doit surtout imprimer au troupeau la rotation périodique qui lui fera brouter toute l’herbe de l’estive, sans sur-paturage ni reliquats non consommés. L’allocation bi-hebdomadaire du sel lui permet au moins de faire sentir aux bêtes leur dépendance envers l’homme. Mais pour l’essentiel celles-ci sont autonomes, à telle enseigne que le berger s’absente souvent et qu’elles se gardent collectivement. La vache gasconne a cette particularité qu’elle vêle seule, sans l’assistance du vétérinaire ni du berger, à l’heureuse différence des races hybrides. Quand vient l’heure, elle s’isole, met bas et cache son veau, même du berger ; elle l’allaite de nuit, mais de jour rejoint le troupeau, par un cheminement connu d’elle seule ; elle le protège efficacement des prédateurs et des escapades.

Notre éleveur cite le cas d’une vache qui, ayant égaré son petit, est spontanément retournée le chercher à l’étable de la vallée, puis l’a raccompagné jusqu’à l’estive, en parcourant de nuit deux fois vingt cinq kilomètres, sans se faire repérer ni du berger, ni des habitants d’en bas.

Au retour d’automne, les bêtes se regroupent spontanément par propriétaire et regagnent de concert leurs étables respectives.

A l’heure actuelle, on compte en Ariège plus de 5 000 bovins transhumants, plus de 8 000 moutons d’estive et quelque 150 bergers, y compris plusieurs bergères, dont les salaires sont attractifs : entre 1 000 et 2 000 euros nets par mois d’été, selon la valeur professionnelle.

2. Obstacles climatiques et politiques

On peut penser que la méconnaissance de cet essor commercial explique la croyance fausse au déclin de l’élevage transhumant et qu’elle entraîne même l’erreur politique qui voudrait le condamner à terme. Non, ce n’est pas du folklore, mais de l’agriculture saine et prospère !

La vraie limite à cette activité est géographique ou climatique, tenant à la rareté relative des pâturages d’altitude, qui s’étalent entre mille et deux mille mètres. En effet, la barrière du relief cause la stagnation ou même une légère récession de l’élevage transhumant des brebis, lesquelles paissent entre 2 000 et 2 500 mètres, mais dans un climat plus rigoureux, dissuasif pour les candidats au métier de berger.

En outre, il existe une spécialisation économique des vallées ariégeoises. Le Couserans plus humide et plus verdoyant élève les vaches et les brebis surtout pour les fromages. Qui n’apprécie l’exceptionnelle saveur de ses crus nommés Bethmale, Rogallais, Cosso ou Calabasse ? Plus arides, le Vicdessos, les vallées d’Ariège et d’Aston, ainsi que le Donnezan se consacrent exclusivement à la production de bêtes à viande.

Or, certains idéologues voudraient que cette agriculture pastorale soit désormais dépassée, comme aussi bien l’industrie légère, au bénéfice des activités de service, dites « tertiaires », sans doute plus lucratives, telles que les services financiers, les assurances, les agences immobilières, le tourisme ou le journalisme, dont les villes ont le quasi-monopole. Notre berger impute cette bévue à l’aveuglement des technocrates et autres bureaucrates parisiens, entichés d’activités intellectuelles, non polluantes ou écologiques et coupés du réel par les parois de leur officine. De fait, on n’imagine pas la transhumance bovine sans les bouses, le purin et les mouches ! Mais qu’il soit permis d’élargir un peu le propos.

La mode idéologique est à décrier les activités productives au profit des apparences spectaculaires et à préférer les rêves au travail. Cet engouement pour la facilité consiste, au regard de la psychanalyse freudienne, à privilégier le principe de plaisir sur le principe de réalité. Il est un indice sûr de décadence. Un sociologue et démographe comme Emmanuel Todd, en extrapolant cette tendance au déclin, va jusqu’à prédire l’écroulement des Etats Unis d’Amérique. Le péril n’est donc pas vain ! Il est même immédiat !

De fait, les médias, le monde des arts ainsi que la politique pratiquent avec aisance l’artifice des faux-semblants, car il est plus profitable de vendre cher des songes clinquants que de commercialiser à vil prix les fruits du labeur. Pensons à ce bonimenteur qui empaquetait le Pont Neuf à Paris, simplement pour faire vendre des photos ! Un bon reflet de notre temps.

Or, la vogue touristique participe souvent de cet illusionnisme en faisant miroiter des images de cocotiers, de lagons bleutés ou de la faune sauvage. En revanche, les industries hôtelière et sportive exigent un dur travail pour produire de vrais services, dans les conditions les plus réalistes.

A ce sujet, Philippe Lacube note que le tourisme et le pastoralisme ne s’excluent pas, mais, étant tous deux ruraux et saisonniers, sont moins concurrents que complémentaires. Ce sont les mêmes montagnards qui sont tour à tour bergers transhumants au printemps, guides de montagne en été et, pendant l’hiver, moniteurs de ski ou « perchistes » sur les remonte-pente. D’autre part, si les troupeaux ne nettoyaient pas la montagne des mauvaises pousses, les estives dégénéraient vite en forêts ou en landes mal entretenues, obstruées ou glissantes, jusqu’à précipiter les avalanches de neige, à rendre impraticable la randonnée ou à dégrader les paysages.

3. Peur de l’ours

C’est dans ce contexte idéologique et à la faveur d’un contresens magistral qu’a surgi la volonté politique de réintroduire l’ours dans les Pyrénées, pour flatter l’imaginaire des citadins.

Jadis, les loups et les ours terrorisaient les populations de haute Ariège, qui s’en sont débarrassées, dès 1850 pour les premiers, au plus tard dans les années 1940 pour les seconds. Le dernier ours a été tué ici en 1942. Le pastoralisme nécessitait cette élimination, parce que l’ours brun, non seulement prélevait des brebis ou des veaux sur les troupeaux, mais affolait le cheptel au point de le précipiter collectivement dans les ravins. L’erreur de croire la transhumance en déclin a fait naître l’utopie d’un retour à la nature par la réintroduction des prédateurs. On est donc allé chercher des ours en Slovénie pour en repeupler les Pyrénées et leur livrer en pâture les cheptels transhumants. Mais l’ours slovène est trois ou quatre fois plus fort que l’ours pyrénéen d’antan, tue trois ou quatre fois davantage de bêtes et s’avère même un danger pour l’homme, quand la femelle a ses petits. Garder les troupeaux contre ce prédateur exigerait la présence constante du berger et dégraderait d’autant sa productivité. Les populations montagnardes, soutenues de leurs élus, sont farouchement opposées à cette option journalistique ; elles ne comprennent pas qu’on veuille leur forcer la main, serait-ce en indemnisant les pertes, et qu’on dépense des dizaines de millions d’euros au service d’un rêve. Peut être accepteraient-elles la création d’un parc naturel dans la vallée d’Orlu, où l’on cantonnerait les ours en les nourrissant d’abats ; mais cette installation artificielle ne satisferait pas les rousseauistes et écologistes qui veulent restaurer les droits de la nature sur les décombres de l’économie agro-pastorale, sous prétexte de séduire les touristes. On en est là et l’épreuve de force ne fait que commencer ! Dans les Alpes, c’est du retour du loup qu’il s’agit…

Un récent épisode fait mesurer l’acuité du problème. En 2005, non loin du plateau de Beille, un seul ours en une seule nuit abattit 140 brebis après avoir tu le chien « patou ». Il aurait aussitôt fallu hélitreuiller les cadavres pour les autopsier et justifier l’indemnisation des propriétaires ; mais les vautours s’étaient rassemblés en si grand nombre pour les dépecer que les appareils ne purent s’approcher de l’hécatombe. On en comptait plusieurs centaines, venus parfois de la Catalogne espagnole, qui sont ensuite repartis repus. Comment ces rapaces pouvaient-ils transmettre l’information sur les proies disponibles, si rapidement et si efficacement ? On ne sait. En tout cas, un tel massacre n’a fait que durcir la résistance.

Le ministre de l’Ecologie a pu annoncer un plan progressif de réintroduction des ours, jusqu’à concurrence peut être de 150 individus en 2015, ayant les cheptels transhumants pour proies offertes. L’association nationale des élus de la montagne (ANEM) lui a fait connaître son désaveu. Une délégation de montagnards a rencontré le Premier ministre Raffarin à l’hôtel Matignon pour débattre de la question. M. Philippe Lacube en était.

4. Ebats conviviaux

Bien sûr, la météorologie est vite changeante à cette altitude. La conférence pastorale s’est déroulée sereinement, à cent pas des bêtes, sous le ciel bleu, puis sous le ciel d’orage, qui montait de la chaîne andorrane. Le déjeuner s’est pris en plein air, d’abord sous les éclairs et la grêle, à l’abri des parapluies ou des conifères, puis sous la pluie battante, qui mouillait les bancs et les nappes, changeait le pain de campagne en éponge océane, humectait les chapeaux ou les pantalons, enfin sous le soleil des hauts plateaux, qui d’un coup vint tout sécher. On a beaucoup ri et photographié. Les bergers au béret noir ont chanté « Ariejo » et un chœur salace sur la transhumance, fait pour consoler les bergers sur les estives de leur abstinence forcée.

Le menu se composait de charcuteries montagnardes, de viandes gasconnes, de fromages couseranais, de sublimes croustades ariégeoises et de vins de Montegut-Plantaurel. De quoi aiguiser ensemble le goût, l’humour, la délectation et le sens politique !

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