dimanche 8 novembre 2009

La triple exécution des frères de Grenier en 1762


La triple exécution des frères de Grenier en 1762

Michel Bégon mai 2007

A l’époque où Napoléon PEYRAT des Bordes-sur-Arize réhabilitait ensemble les Cathares et les pasteurs du Désert, pour atteindre l’audience immense qu’on connaît aujourd’hui, du moins pour le catharisme, le pasteur Onésime de GRENIER-FAJAL s’attachait quant à lui à publier la tragique histoire du prédicateur ROCHETTE et des trois frères de GRENIER. En 1886, il faisait éditer à Montauban son livre sur « François Rochette et les trois frères de Grenier », après avoir écrit deux précédents ouvrages, l’un de 1877 sur Charles de BOURDIN, pasteur du Mas d’Azil, et l’autre en 1883 sur les deux frères de LABORDE, forçats du Mas d’Azil pour leur foi au bagne de Toulon. Ces livres non réédités sont devenus rares. Il ne semble pas que les historiens d’aujourd’hui, en relatant l’affaire de Caussade, se soient référés au recueil, si bien informé, d’Onésime de GRENIER. Or, c’est ce que nous allons faire.

Onésime de GRENIER-FAJAL est né en 1839 à Mane (Ariège), un site des anciennes verreries du XVIIème siècle, aux limites des communes d’Aigues-Juntes et de La Bastide-de Sérou, donc tout près du château ruiné de Serre de Cor, sur une crête boisée du Plantaurel. Il fut pasteur à Caussade (Tarn-et-Garonne) vers les débuts de la IIIème République. C’était le frère de Nathanaël de GRENIER-FAJAL, pasteur à Camarade, près du Mas d’Azil, dont descendent notamment nos cousins BORDREUIL. A Caussade, Onésime retrouva la mémoire encore vivante des quatre martyrs de 1762 et rassembla les documents encore existants pour leur épargner l’oubli.

En fait ce tragique épisode fut, par son retentissement, un moment décisif dans l’histoire des LUMIERES, de la France et peut-être même de l’Europe. C’est sous cet aspect politique et idéologique que nous le considérons le plus clairement aujourd’hui, tandis que les contemporains donnaient plutôt dans la compassion.

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La révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 avait suscité contre les protestants non seulement une haine comparable à celle qui décimera plus tard les juifs, mais surtout des persécutions atroces, qui frappèrent notamment les gentilshommes-verriers d’Ariège à la suite des cultes du Désert de 1697, 1735 et 1744\45. Il est vrai que les réformés n’étaient pas les seuls en butte à la répression, mais aussi les jansénistes, les libertins, plus tard les jésuites eux-mêmes ou encore les philosophes prônant la critique et la tolérance. En 1734, VOLTAIRE publia en français et en anglais ses fameuses « Lettres Philosophiques », qui furent lacérées et brûlées publiquement à Paris pour avoir fait l’éloge des protestants britanniques et démontré que, si le Royaume-Uni l’emportait désormais sur la France, c’était grâce à son adhésion massive à la Réforme. Il dut longtemps se cacher de la police en un lieu secret et désert.

Voltaire est aujourd’hui considéré comme le premier des historiens qui soit authentiquement un homme de science. La justesse de ses jugements et de ses prédictions ne laisse pas d’étonner, même après plus de deux siècles. Pour ses « Lettres Philosophiques », il s’inspirait beaucoup de Pierre BAYLE, philosophe protestant et fils du pasteur du Carla-le-Comte (ancienne appellation), village tout proche du Mas d’Azil, dont l’influence intellectuelle et morale suscitait déjà, dans toute l’Europe, le mouvement des Lumières. Aussi bien la continuité philosophique de l’Encyclopédie avec la Réforme est-elle assez manifeste, ne serait-ce que par les personnages de Pierre BAYLE, Jean-Jacques ROUSSEAU et Daniel de JAUCOURT, le rédacteur en chef de l’Encyclopédie, tous trois réformés et qui font les traits d’union.

Dans ce contexte tyrannique, Octave de GRENIER-SARRAT et Augustine de GRENIER donnèrent naissance à 6 enfants au site des verreries de Mauvezin, au beau milieu des forêts entre Camarade et Mérigon, sur les flancs du massif de Cabanères, à 15 kilomètres du Mas d’Azil et non loin des verreries sylvestres du Volvestre .D’ailleurs, ce hameau s’appelle aujourd’hui Mauvezin de Sainte-Croix, en Ariège, pour se distinguer de trois autres Mauvezin, appartenant à d’autres départements du sud-ouest.

Des 6 enfants du couple, on connaît surtout les trois frères : Henri de GRENIER-COMMEL, né en 1717, Jean de GRENIER-SARRANDON, né en 1730, et Joachim de GRENIER-LOURMADE, né en 1740. Leurs parents, s’étant mariés au Désert, étaient considérés par l’Eglise comme concubins ; mais les trois frères furent présentés au curé de Lavielle, recteur de la paroisse de Camarade, Merigon et Montfa, pour être inscrits sur le registre des baptêmes catholiques et avoir une existence civile. En effet, les réformés n’auront leur propre état-civil qu’entre 1787 et 1792.

Onésime de GRENIER, dont le frère était pasteur à Lézères, commune de Camarade, a retrouvé à Lavielle les trois noms au registre de l’église, ce qui semble infirmer la légende faisant naître les trois martyrs à Gabre, soit au hameau de Lastermes, soit à la ferme de la Lèze. Comme quoi l’honneur d’avoir des martyrs est aussi chaudement disputé chez les protestants que chez les catholiques ! Il est vrai qu’une de leurs sœurs finira ses jours, semble-t-il, sur le territoire gabrais, à cette ferme de la Lèze, qu’on me désignait dans mon enfance comme un lieu sacré .Le site est aujourd’hui sous les eaux du lac de Mondely.

Les trois gentilshommes, outre leur métier de verrier, servaient habituellement d’escorte aux pasteurs clandestins, enseignaient la Bible aux enfants, faisaient le service d’ordre aux cultes du Désert et même office de chantres. En 1759, un premier exploit les fit connaître, à l’occasion d’une rencontre avec les gens du roi, au lieu-dit Roquebrune, à l’entrée sud de la grotte du Mas d’Azil. Il s’agit d’une confrontation avec GUDANES, marquis de Château-Verdun, maître des forges en Vicdessos et gouverneur du comté de Foix. Voici comment Napoléon PEYRAT rapporte l’affaire, dans son style romantique ou romanesque :

« Le marquis de GUDANES, que la tradition représente comme une espèce de centaure farouche galopant toujours sur les montagnes après les assemblées fugitives, était un vieux et loyal militaire qui, par un sentiment féodal absolument dépourvu de fanatisme, exécutait rudement les ordres du Roi, dont néanmoins il mitigeait parfois la rigueur par des procédés généreux et même paternels. Mais les peuples qui n’entrevoyaient qu’à travers leur effroi le formidable châtelain, lui conservent dans leurs récits l’apparente férocité de son langage officiel. Il lui arriva bientôt une aventure qui fut pour lui le sujet d’une double mortification…

Un soir, qu’après avoir évangélisé ses troupeaux au désert de l’Autane, le pasteur Louis FIGUIERES s’en retournait escorté par [les frères de GRENIER] vers le Mas d’Azil, il rencontra près de Roquebrune le marquis de GUDANES, à la tête d’un détachement de milices et de maréchaussée… A l’aspect inattendu du commandant et de ses archers, les hommes se disposaient à fuir ; mais les femmes, indignées de leur lâcheté, saisirent au collet leurs frères et leurs maris, et les retinrent au combat. Pour leur donner l’exemple, elles remplissent de cailloux leurs tabliers ; les gentilshommes verriers tirent leur épée et conduisent à l’ennemi ces bandes rustiques, armées seulement de bâtons, à la tête desquelles s’avance en psalmodiant le belliqueux pasteur FIGUIERES. Le marquis, abandonné de ses milices, fut battu et obligé de fuir de toute la rapidité de son cheval, dans la direction de Foix. FIGUIERES se retira, par des sentiers infréquentés, vers les forêts de Gabre ; mais les peuples entrèrent en triomphe au Mas d’Azil, où les avait précédés la nouvelle de leur victoire ». (Histoire des Pasteurs du Désert)

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Or, les trois frères de GRENIER vinrent en 1759 exercer leur métier aux verreries de Haute-Serre en forêt de Grésigne (Tarn-et-Garonne). Les passages entre les verreries du comté de Foix ou du Volvestre et celles du Quercy ou de la Montagne Noire étaient alors de règle courante. Toutefois, les fours là comme ailleurs n’oeuvraient que l’hiver ; et l’été, il fallait bien survivre, quand on n’avait pas de terres à cultiver. C’est pourquoi Jean de GRENIER-SARRADON se fit musicien d’occasion à Saint-Antonin pour y « gagner son pain » ; mais il y fut arrêté comme étranger et comme inconnu par les archers de Caylus. Qu’un noble fut aussi saltimbanque, voilà qui faisait désordre! On le libéra vite.

Sur place, les trois frères se mirent au service du pasteur des églises réformées du Quercy et de l’Agenais, François ROCHETTE, un cévenol envoyé par le séminaire de Lausanne. A cette époque les réformés se faisaient moins vigilants, parce qu’ils savaient le roi Louis XV moins défavorable à leur cause que quarante ans plus tôt. En effet, la marquise de POMPADOUR, maîtresse en titre du monarque, ainsi que le ministre Etienne de CHOISEUL protégeaient ouvertement les philosophes, en particulier l’Encyclopédie ; et le roi lui-même recourait à la banque protestante de Genève pour financer la trésorerie de l’appareil d’Etat. La manufacture des glaces de Saint-Gobain, qui équipait les palais de Versailles, était même sous le contrôle des capitaux suisses. Les rapports d’argent avec Genève étaient à ce point étroits que se moquer des réformés helvétiques, comme fit imprudemment Jean d’ALEMBERT dans son fameux article « Genève » de l’Encyclopédie, faisait un incident diplomatique, en tout cas un motif de scandale. Mais dans les profondeurs du Languedoc, pouvait-on comprendre la raison d’Etat ou les raisons d’argent du gouvernement versaillais ? Bref, le pasteur ROCHETTE, envoyé par Lausanne, se consacrait assidûment aux besoins spirituels de ses 25 paroisses du Quercy et de l’Agenais ; il présidait au culte plutôt dans les maisons d’oraison qu’au désert et se déplaçait de l’une à l’autre sans trop se cacher.

Mais c’était sans compter avec l’hostilité persistante du clergé et des officiers de justice, inquiets de perdre leur autorité, leurs privilèges, la dîme, leurs bénéfices et leurs « épices » (nous dirions : leurs pots-de-vin), si les huguenots revenaient en cour. De fait, c’est bien ce qui se produira, mais seulement 25 ans plus tard, entre 1787 et 1789.

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Le 13 septembre 1761, ayant présidé le culte à Bioule, près de Nègrepelisse, le pasteur François ROCHETTE, qui n’a encore que 26 ans, se rend à Caussade pour un baptême. Un peu par hasard, on l’arrête en pleine nuit, en le prenant pour un maraudeur. Interrogé, il ne sait pas mentir et reconnaît être pasteur du désert. Dans ses bagages, on trouve sa robe de cérémonie, son rabat, son bonnet carré, des sermons, des registres de mariage et de baptêmes, l’état comptable des collectes recueillies aux cultes ainsi que le mandat d’habilitation délivré par le pasteur Antoine COURT à Lausanne. Alors les événements se précipitent, dans une suite de conséquences qui étaient a priori improbables.

Il semble, d’après ce qu’il écrit lui-même, que le curé de Caussade se soit vu refuser d’administrer le baptême au nouveau-né et qu’il en ait ressenti quelque frustration. Il alerte la municipalité d’un possible rassemblement de réformés, qui coïnciderait d’ailleurs avec le grand marché fermier de Caussade, fixé justement au 14 septembre .Les édiles prennent ses craintes au sérieux, font sonner le tocsin et rameutent les catholiques, en les invitant peut-être à se désigner par une marque blanche au chapeau, comme à la Saint-Barthélemy. Mais ce dernier point reste douteux, parce que les milices de la ville comptent une petite moitié de protestants. Dès l’ouverture du marché, quelques impatients molestent les huguenots connus, alors qu ils étalent leurs marchandises à vendre. La rumeur, les cris et la peur sèment le désordre. On fuit de toutes parts. Le maire décide alors de reporter le marché à la semaine suivante. A titre préventif, il fait arrêter quelques autres protestants notoires. Mais se sentant dépassée par les bagarres qu’elle provoque, la municipalité mande qu’on fasse sonner le tocsin aussi aux alentours, à Septfonds, à Caylus, à Saint-Antonin, à Montpezat, à Réalville. La panique gagne bientôt la contrée, sans que les habitants comprennent ce qui se passe. Déjà il n’ y a plus rien à voir quand, le lendemain 15 septembre, les milices convergent de partout, même de Montauban, vers Caussade.

Les trois frères de GRENIER accourent aussi à l’aide, soit en renfort de leurs coreligionnaires, soit peut-être pour encadrer le culte prévu ce 15 septembre. Ils portent un sabre et deux fusils de chasse. Les nobles ont le droit de porter des armes. Mais ils n’atteindront pas Caussade. Une patrouille de miliciens les aperçoit en rase campagne, les met en fuite, parce qu’ils sont les plus nombreux, et se lance à leurs trousses avec des chiens d’attaque pour les capturer .Les chiens filent plus vite que les trois verriers, se jettent sur eux et les mordent jusqu’au sang. La patrouille les rattrape, près de Réalville (à 5 kilomètres de Caussade), les tabasse et les emprisonne. Ils sont la preuve vivante de la supposée insurrection protestante ! Le 16 septembre, les autorités de Caussade relâchent la plupart des captifs, sauf onze d’entre eux, dont les gentilshommes verriers, qui sont transférés à Cahors, sous la garde de six brigades de maréchaussée marchant au tambour. Le 17 septembre, la municipalité de Caussade annonce à la population que le parti protestant compte incendier la ville .Des paysans catholiques surviennent en armes, sur lesquels les gardes font feu par erreur. Une pareille incompétence et un pareil affolement ne font que préluder à la « Grande peur » de l’été 1789 et à la « Terreur Blanche » de 1815.

Sur la réalité de ces événements de Caussade, les historiens se montrent partagés. Autrefois, quelques auteurs reprenaient la thèse de l’insurrection programmée. Mais commandée par qui ? Janine GARRISSON (dans son « Affaire CALAS ») admet un tumulte spontané aux portes de la prison, à l’occasion du marché, le 14 septembre au matin. Mais ni ROCHETTE déjà emprisonné, ni les frères de GRENIER, qui sont à ce moment à Montauban, ne sauraient en être tenus responsables, à supposer même que ce siège de la prison ait bien eu lieu. Onésime de GRENIER-FAJAL, ayant passé 20 ans à recueillir des preuves, conclut plutôt à une panique irraisonnée, que le curé de Caussade aurait provoquée malencontreusement auprès des autorités de la ville, en alléguant un risque insurrectionnel. De fait, la relation écrite que ce prêtre donne des faits invoque plusieurs batailles rangées, avec fusillades nourries et mort d’hommes. Cependant, les considérations sur les faits retenus à charge par le Parlement de Toulouse n’en font aucune mention, alors qu’elles détaillent par le menu les papiers retrouvés sur ROCHETTE. S’il y avait eu de sanglants combats de rue, la Cour n’en aurait-elle pas tiré son meilleur argument ? De surcroît, le curé lui-même et d’autres catholiques se flattent que les protestants de la ville et la milice bourgeoise, commandée par un protestant, soient restés fidèles aux consuls de la cité pour repousser l’assaillant. Il n’est pas croyable qu’en 1761 les réformés de la ville aient combattu les réformés des campagnes ! L’idée vient donc que pour s’auto justifier le curé de Caussade ait imaginé une révolte paysanne, dont l’instruction judiciaire n’aurait pu ensuite prouver la réalité. Sans doute les révoltes rurales contre les bourgeois ont–elles scandé l’histoire de l’Ancien Régime, depuis les Jacqueries jusqu’à la Vendée militaire. Et le soulèvement des Camisards cévenols, qui dura de 1702 à 1704, reste-t-il-il dans les mémoires. Mais les réformés du Quercy sont plutôt des citadins et les paysans de la région sont dans leur masse restés catholiques. La thèse du complot paysan ne tient pas.

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Le 24 octobre 1761, onze captifs sont transférés aux prisons du palais de Toulouse. La sécurité est assurée dans la « ville rose » par un gigantesque déploiement de troupes, tout à fait disproportionné à l’affaire et dont les frais énormes seront imputés aux réformés de Guyenne.

En fait, les protestants se bornent à poster des interventions écrites ou à tenter de corrompre les juges et les gardiens de prison, dont ils savent la vénalité extrême. Le pasteur Paul RABAUT de Nîmes écrit à Marie-Adélaïde, fille de Louis XV, mais sans en avoir de réponse. Il s’adresse aussi à Jean-Jacques ROUSSEAU, qui renvoie, certes, une lettre de sympathie, mais en blâmant, pour ne rien tenter, « une rébellion qu’on ne peut justifier et que les puissances sont toujours en droit de punir ». La désinformation a été la plus forte ! Il est vrai aussi que ROUSSEAU prépare à ce moment l’édition à La Haye de son « Emile », lequel sera solennellement condamné en juin 1762 par le Parlement et l’archevêque de Paris. Il n’aura pas voulu trop s’exposer aux coups de la police politique ; mais il n’évitera quand même que de justesse, en fuyant précipitamment, son arrestation à Montmorency. Un zélateur huguenot, nommé RIBOTE, s’adresse également à VOLTAIRE, qui est pour lors réfugié à Ferney, près de Gex (Ain), sous la protection morale et politique des pasteurs de Genève. Celui-ci réagit par deux interventions personnelles auprès du maréchal de RICHELIEU, gouverneur général de haute et basse Guyenne, d’ailleurs connu pour sa grande corruptibilité. Le ton de persiflage qu’adopte VOLTAIRE en cette tragique occasion ne doit pas tromper le lecteur moderne : c’est sa façon à lui de cacher son émotion, de se prémunir contre la police secrète, qui fait passer ses plis au « cabinet noir », et surtout d’utiliser l’arme du ridicule pour frapper l’intérêt.

« Je veux laisser un petit monument des sottises humaines, à commencer par notre guerre (la guerre de Sept Ans) et finir par MALAGRIDA (jésuite brûlé par l’Inquisition portugaise en 1761 pour « hérésie »)…On dit qu’il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade, parce que ce serait trop de griller des Jésuites à Lisbonne et de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m’en remets sur cela à votre conscience. » (25 octobre 1761)

Apparemment, VOLTAIRE ne croit pas la vie des trois gentilshommes en danger, puisqu’ils n’ont rien fait de mal. Il informe RIBOTE de sa démarche:

« J’ai écrit à M. le Maréchal de RICHELIEU, comme vous le désirez, Monsieur, je crois que s’il n’y a point eu de procès-verbal, l’affaire peut s’accommoder. Il laisse la plus honnête liberté, mais il ne veut pas qu’on en abuse. Je souhaite que vous ayez des confesseurs et point de martyrs, c’est une façon fort ridicule d’aller au ciel par une échelle. »

Le Maréchal de RICHELIEU, que VOLTAIRE connaît bien, lui répond de façon décourageante ; mais, comme il l’écrit à RIBOTE, le philosophe n’a toujours pas perdu espoir :

« M. le Maréchal de RICHELIEU me mande, Monsieur, qu’il ne peut rien pour votre ministre et pour ses adhérans, tant qu’ils seront entre les mains du Parlement de Toulouse. J’ose me flatter de la clémence du Roy, lorsque l’affaire sera jugée. Vous ne devez pas douter, Monsieur, qu’on ne soit très indigné à la Cour contre les assemblées publiques. On vous permet de faire dans vos maisons tout ce qui vous plaît, cela est bien honnête. Jésus-Christ a dit qu’il se trouverait toujours entre deux ou trois personnes assemblées en son nom, mais quand on est trois ou quatre mille, c’est le diable qui s’y trouve. J’ai tout lieu d’espérer que les personnes qui approchent Sa Majesté fortifieront dans son cœur les sentiments d’humanité et de bonté qui lui sont si naturels. » (27 novembre 1761)

Cependant, pour plus de sûreté, il insiste auprès de RICHELIEU :

« Qu’on pende le prédicant ROCHETTE ou qu’on lui donne une abbaye, cela est fort indifférent pour la prospérité du royaume des Francs ; mais j’estime qu’il faut que le parlement [de Toulouse] le condamne à être pendu et que le Roi lui fasse grâce. Cette humanité le fera aimer de plus en plus ; et si c’est vous, Monseigneur, qui obtenez cette grâce du Roi, vous serez l’idole de ces faquins de huguenots. Il est toujours bon d’avoir pour soi tout un parti. » (27 novembre 1761)

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Quand on relit les pièces du procès et les mémoires connexes, on se rend compte que les réformés et les magistrats ne voient pas l’affaire du même regard. Pour les protestants, il s’agit d’une cause pénale, mais dont les éléments d’accusation sont inexistants, il s’agit d’une erreur judiciaire, plus ou moins volontaire, comme ce sera le cas de CALAS. Mais pour les magistrats de Toulouse, il s’agit d’un procès politique. En effet, les documents pris sur le pasteur ROCHETTE leur semblent prouver l’existence d’un vaste réseau de résistance, coordonné par Lausanne, organisé par les registres des cérémonies, financé par les contributions de la population et disposant même d’un service d’ordre armé. Ce vaste réseau clandestin ne peut, dans leur esprit, que préparer la prise du pouvoir, en restaurant ce qu’on appelle aujourd’hui la République protestante du sud-ouest.

Il semble que le procureur de Toulouse presse la police secrète, ses indicateurs et ses espions de réunir les preuves de cette vaste conjuration. En effet, les deux pasteurs de Ganges et du Vigan, en Languedoc (aujourd’hui dans le Gard), s’avertissent l’un l’autre des provocations policières en cours :

« Pendant que M. ROCHETTE était en prison et que toutes les églises étaient dans l’anxiété et dans l’attente de ce qui allait arriver, les espions couraient le pays pour épier les démarches des pasteurs et pour les intimider. Ces espions étaient des hypocrites prétendus protestants, qui affectaient de prendre les intérêts de leurs frères pour avoir leurs secrets et aller ensuite les dénoncer à leurs ennemis » (23 octobre 1761)

Bien sûr, l’enquête policière ne donne rien. Pourtant, le 18 février 1762, la Cour du Parlement de Toulouse condamne le pasteur ROCHETTE à la pendaison, pour avoir présidé aux cultes clandestins, malgré l’interdiction royale ; les trois frères de GRENIER à la décapitation et à la confiscation de leurs biens, pour « sédition et attroupement avec port d’armes » ; VIGUIER et VIALLA, qui accompagnaient le pasteur dans la nuit du 13, aux galères avec marque au fer rouge ; DONNADIEU, qui n’a fait que prendre des coups, au bannissement et à l’amende ; mais relaxe les autres prévenus, lesquels ont été seulement pris par hasard. La différence faite entre les condamnés à mort vient de ce que les nobles ne sauraient être pendus, supplice infamant, mais seulement tués par le glaive, arme de la chevalerie.

Sans doute les magistrats de Toulouse s’attendent-ils à la grâce royale que sollicitait VOLTAIRE auprès du gouverneur de la Guyenne. Pour éviter un tel désaveu, il leur faut faire vite. L’exécution du jugement se fera donc sans délai.

Les quatre condamnés passent leur dernière nuit à prier, cependant que les prêtres leur proposent la vie sauve, s’ils se convertissaient. Le 19 février, on les conduit en charrette dans les rues de Toulouse noires de monde. Ce vaste public est-il épris de compassion ou de jouissance sadique ? Il y a des deux sans doute. Les fenêtres offrant le spectacle se louent d’ailleurs fort cher. L’exécution a-t-elle lieu place du Salin, comme dit Janine GARRISSON, ou bien place de la Monnaie, comme Onésime de GRENIER le croit ? Peu importe après tout.

Le pasteur ROCHETTE monte le premier à l’échafaud, en portant accrochée au dos la pancarte : « ministre de la R.P.R. » (religion prétendue réformée).Il chante le psaume :

« La voici l’heureuse journée
Qui répond à notre désir !
Louons Dieu qui nous l’a donnée
Faisons-en tout notre plaisir. »

On l’empêche de parler et on l’étrangle. Les trois frères s’embrassent, se pardonnent mutuellement leurs fautes et sont, l’un après l’autre, décapités. C’était de beaux hommes, dont le sacrifice apparaît d’autant plus inique.

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Le retentissement de cet assassinat judiciaire est international, de Genève et Lausanne jusqu’à Copenhague et La Haye. VOLTAIRE, qui est l’ami du roi de Prusse, le proche de Genève et même l’historiographe du roi de France, se charge de le faire connaître. Il est d’ailleurs fort dépité de son impuissance. Peut-être a-t-il conscience de n’avoir pas agi assez fort ?

« Le parlement de Toulouse vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois gentilshommes à être décapités et cinq ou six bourgeois aux galères, le tout pour avoir chanté des chansons de David. Le Parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers. » (lettre à M. d’ARGENTAL)

De fait, lorsqu’en octobre 1762, soit seulement huit mois après, l’affaire CALAS est instruite et jugée par le même Parlement de Toulouse, un fabricant d’indiennes faussement accusé du meurtre de son fils, qu’il aurait voulu empêcher de se convertir, le philosophe de Ferney mettra, cette fois, toute son énergie et toute sa fortune à faire réhabiliter le huguenot injustement supplicié. Il protégera et hébergera la famille de la victime sur sa cassette personnelle. Il paiera les dépens de l’action en révision, envers et contre la rapacité des magistrats toulousains. Il obtiendra du roi Louis XV en personne qu’il casse le jugement de Toulouse et qu’il innocente lui-même le malheureux CALAS, en vertu de son droit régalien de haute justice. Le roi savait trop bien que s’il renvoyait à Toulouse le procès en révision, le Parlement ne se déjugerait pas et confirmerait la condamnation à mort, ne serait-ce que par haine des protestants. Et VOLTAIRE prendra dans cette occasion la figure d’un homme d’une immense bonté, ou même l’image d’un philanthrope universel.

En défendant donc ROCHETTE, CALAS, puis SIRVEN contre le Parlement de Toulouse, VOLTAIRE s’acquiert, à partir de 1762, un gloire gigantesque qui lui est demeurée. Pour le peuple il est le protecteur des offensés et des humiliés. Pour l’élite parisienne, il devient le héros de la Raison moderne. Son infatigable militantisme en faveur des protestants opprimés lui vaut enfin d’être couronné de lauriers sur la scène de la Comédie française, en 1778, devant un public enthousiaste et au grand dam de l’Eglise. La même consécration ira plus tard à Emile ZOLA, pour sa défense du capitaine DREYFUS. Les deux héros sont ensemble au Panthéon.

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En Quercy, l’émotion suscitée chez les réformés par le martyre de ROCHETTE et des frères de GRENIER s’est traduite dans une complainte de 87 quatrains, dont Onésime de GRENIER-FAJAL fera l’édition en 1873 à Montauban. On la chantait encore au XIXème siècle, sur l’air des « Commandements de Dieu ». Pour émouvants qu’ils soient, il faut avouer que ces vers ne sont pas de la meilleure veine. Citons-en quelques-uns :

« Chantons, célébrons la victoire
De nos fidèles confesseurs ;
Sur l’airain gravons leur mémoire
Pour nous et nos successeurs.

Digne pasteur, ô cher ROCHETTE,
Qui venais nous édifier,
Faut-il qu’un vil Judas t’arrête
Pour te faire sacrifier ?

Frères ardents, chers Maccabées,
Qui de Pierre montrez l’ardeur,
Faut-il que mille mains armées
Tombent sur vous avec fureur ! » etc…

Pour bien comprendre ces allusions bibliques, il faut se rappeler que les protestants s’identifiaient à Israël résistant aux persécutions. Le nom de MACCABEES est donné par les auteurs ecclésiastiques à sept frères dont le martyre est raconté dans la Bible au deuxième livre des Maccabées. Ils furent condamnés à divers supplices pour leur fidélité à la loi de Moïse. Un pareil rapprochement donne à penser que l’auteur anonyme de la complainte, plus expert à s’exprimer en « patois de Chanaan » qu’en prosodie, était un pasteur.

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Or, l’année 1762 est surtout celle du grand tournant historique, celle où la classe politique dirigeant la France prend la mesure de la décadence du pays. Au vrai, les milieux dirigeants ne sont plus tant désormais la noblesse d’épée ou de robe, ni même le haut-clergé, que les gens de finance, maniant les fonds publics et prêtant aux affaires privées.

Les revers de la guerre de Sept-Ans et la prise du Québec en 1760 par les anglais leur font soudain pressentir que les puissances protestantes l’emportent à présent sur les puissances catholiques, grâce à la cité commerciale de Londres, à la flotte britannique, à la banque suisse, à la monnaie de banque, à l’armée prussienne et surtout à la science newtonienne. La modernité n’est plus dans Rome ! Non seulement les guerres de religion menacent de reprendre dans le grand sud-ouest, à cause des provocations du Parlement de Toulouse, mais encore l’Encyclopédie, « dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers », est frappée en 1759 par le Vatican de « damnatio et prohibitio ». L’ « Emile », ouvrage moderniste de Jean-Jacques ROUSSEAU sur l’éducation des enfants, devient un « best seller » dans l’aristocratie financière dès sa condamnation ecclésiastique, ou à cause d’elle. Mais ce sont surtout les trois malheureuses affaires ROCHETTE\GRENIER, CALAS et SIRVEN qui suscitent l’indignation populaire et déclenchent le revirement idéologique.

Désormais Versailles s’éloignera peu à peu de Rome, pour se rapprocher peu à peu des protestants. Après l’exécution de ROCHETTE et des frères de GRENIER, il n’y aura plus de mise à mort pour fait de religion réformée. Dès 1762, l’ordre des Jésuites est interdit sur tout le royaume et perd le droit d’enseigner. Puis, en 1787, les réformés bénéficieront de l’Edit de Tolérance, qui confiera aux pasteurs la tenue d’un état-civil protestant. Louis XVI recourra même à un banquier suisse et protestant, Jacques NECKER, pour redresser le pays. En 1789, le pasteur Jean-Paul RABAUT-SAINT ETIENNE fera inscrire dans la Déclaration des Droits de l’Homme le principe de la « liberté de conscience » et votera la sécularisation des biens du clergé.

RABAUT-SAINT-ETIENNE est l’un des personnages-clés aux prémisses de la Révolution française. Le célèbre tableau inachevé de Jacques DAVID, représentant le « Serment du Jeu de Paume », le figure au premier plan dans le trio des acteurs décisifs, avec BARNAVE, lui aussi protestant, et l’abbé GREGOIRE. Or, ce Jean-Paul RABAUT est le fils du pasteur Paul RABAUT qui intervint auprès de ROUSSEAU et de Mme Adélaïde en faveur de ROCHETTE et des trois frères de GRENIER. On voit bien ici la continuité historique entre la Réforme, la résistance aux persécutions, les Lumières, la Révolution de 1789 et la Déclaration des Droits de L’Homme. Faut-il rappeler que cette Déclaration est aujourd’hui l’idéologie officielle de l’Occident et même des Nations-Unies ?

Regardons-y plus précisément. La vigoureuse défense que VOLTAIRE et les Encyclopédistes mènent pour la cause protestante donnera naissance à cette philosophie nouvelle, qu’on nommera le « voltairianisme » ou, bien plus tard, la « laïcité ». Cette philosophie humaniste et critique deviendra l’idéologie officielle de la France. L’historien Pierre CHAUNU se fait plus net encore, en attribuant à ceux des réformés méridionaux qui ont abjuré sous la répression, la formation de l’idéologie radicale-socialiste de la IIIème République :

« L’humiliation se transmet, l’humiliation de l’enfance ne s’efface pas, elle se mue en haine. La cassure entre les deux peuples [ protestant et catholique], loin de s’effacer,est allée en s’accentuant…Ceux qui n’ont pas tenu [devant la répression] , entre la moitié et les deux-tiers, ont fourni, dans le midi surtout, les cadres futurs d’une laïcité républicaine anti-religieuse, les cadres de l’athéisme comme religion d’Etat, qui prévaut en France depuis 1904\1905. » (Le Basculement Religieux de Paris au XVIIIème Siècle- Fayard 1998, page 432)

En somme, depuis les quatre martyrs de 1762, l’anticléricalisme est devenu la grande constante idéologique de la nation française. Ce n’est pas forcément cela que voulaient les pasteurs du Désert. Et Onésime de GRENIER-FAJAL en aurait été fort surpris.

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