dimanche 8 novembre 2009

L’ancienne métallurgie dans le Vicdessos


L’ancienne métallurgie dans le Vicdessos
Michel Bégon septembre 2000


Affluent de l’Ariège, à hauteur de Tarascon, la rivière Sos donna jadis son nom au village ou vic (du latin « vicus » : bourg, village) que nous appelons le Vic-de-Sos ou Vicdessos, et qui lui-même a étendu sa dénomination à l’immense cirque de montagnes, de forêts et d’estives creusant en profondeur les Pyrénées andorranes. Or, ce bout du monde fut aussi la source de tout une économie du fer, qui perdura du Moyen Age jusqu'à 1929, sinon même à nos jours. C’est dans son ensemble, comme unité organique ou comme champ social, qu’il faut considérer cette économie et l’analyser, plutôt que de la décomposer entre ses divers éléments pittoresques. On y discerne rétrospectivement l’existence cohérente et le fonctionnement dynamique d’un vaste espace vectoriel, orienté du sud au nord, de la montagne vers la plaine, dont les forces de production et de transport suivaient en fonction de la pente topographique un gradient d’activité croissant. Autrement dit, le travail des bras extrayait en amont le minerai de fer des filons montagnards ; plus bas, les forges de la vallée convertissaient ce minerai en gueuses de métal ; les caravanes de mulets, sous la responsabilité du négoce fuxéen, acheminaient ces gueuses jusqu'à la Garonne ; des barges les transportaient enfin d’Auterive à Toulouse, où les industries mécaniques les transformaient ; donc à mesure que les produits du travail s’écoulaient des monts vers les plaines, le capital commercial ou industriel les prenait sous sa tutelle financière et les valorisait.


Contrastes vus sur les lieux mêmes

Observons d’abord sur place ce qui peut y être encore vu, un siècle après l’apogée de cette économie du fer.

Tout en haut, les deux ruisseaux du Sos et du Siguer prennent leur source des pics et des lacs de crête qui jouxtent la principauté d’Andorre et coulent parallèlement vers le nord, pour rejoindre l’Ariège, puis la Garonne, en restant longtemps séparés par un surplomb de roches calcaires et ferrifères, où furent longuement exploitées les mines de Rancié, de Lercoul, de Miglos, de Larnat, de Larcat et de Château-Verdun.

A mille mètres d’altitude environ, les anciens villages de mineurs et de muletiers qui s’appellent Sem, Goulier, Olbier, Illier, Suc, Sentenac ou Siguer ont aujourd’hui perdu les neuf-dixièmes de leur population et flottent dans des agglomérations de maisons trop vastes désormais pour les quelques résidents restés au pays. Prenons comme exemple Sem, à mi-pente des galeries de mine du Rancié : le village comptait à la fin du 18ème siècle plusieurs centaines d’habitants ; le recensement de 1998 n’en a plus compté que 19 ; mais les dimanches d’été y ramènent jusqu'à 250 vacanciers. Transformées en résidences secondaires, la plupart des vieilles bâtisses de mineurs ont perdu, sous leur crépi grisâtre, l’aspect de l’habitat rustique. Partis les hommes et les femmes vers un destin meilleur, il reste sous terre les sites gigantesques de cristaux d’hématite F2O3.

Le pic du Rancié, ce géant de calcaire ferrugineux dressé à 1 586 mètres sous son manteau de sapins et de feuillus, porte encore aux flancs les plaies rouges de l’attaque des hommes. Jadis il apparaissait nu, tout déboisé, strié de chemins qui serpentaient sur ses pentes caillouteuses ; des coulées de déblais ocres et grises salissaient les pentes ; et des dizaines d’hommes, de femmes ou d’enfants misérables l’escaladaient ou en redescendaient sans fin, guidant des caravanes de mulets aux coiffes multicolores et aux bâts chargés de deux paniers de minerai de fer, ou bien de poteaux d’étançon, ou parfois, hélas, de mineurs morts d’éboulements. Toute la montagne était perforée de galeries, au hasard des filons d’hématite ; 500 mineurs y taillaient la roche au picou, à la lueur de lampes à l’huile d’olive, ou plus tard à l’acétylène ; ils y souffraient d’un froid obsédant, couchés ou agenouillés dans les filons, avec la poussière collant à la peau et la langue collée par la terre ; des gamins y charriaient à dos des corbeilles, on disait des « gourbilhos », d’un minerai rouge - noir aux arêtes vives. Puis tout cessa en 1929 et le géant referma son manteau vert sur ses entrailles saignantes.

De ce travail de sueur et de sang ne subsistent plus que de pauvres vestiges. Les trouées des éboulements qui écrasèrent des dizaines d’hommes restent perceptibles sous le manteau forestier, par leurs chaos de roches rouges, où rien ne pousse plus. La galerie du Becquey, à la belle entrée de pierres taillées, fermée de grilles de fer, laisse voir un wagonnet rouillé. Plus bas, l’entrée de la galerie de la République, qui fut la plus tardive, mais la plus moderne et la plus fonctionnelle, s’est effondrée sous les souches qui l’étreignent. Quelques chariots désœuvrés y traînent leur vieille carcasse. Dans les buissons, on ramasse de pauvres reliques : un chenet de fer, ou des bouts de fer à mule.

Heureusement, le pieux musée de la mairie de Sem, qu’on vous ouvre avec gentillesse, rassemble des outils, des lampes, des paniers, des blocs d’hématite, des chartes, des photos jaunies, mais ce qui étonne, pas de casque de mineur. Ces 500 mineurs étaient-ils trop pauvres ou trop indépendants pour se protéger le chef par cette élémentaire protection ?

Tout autre vision, dans la haute vallée de l’Ariège, à Château-Verdun sur l’Aston, l’hôtel du marquis de Gudanes, maître de forges, porte encore beau. Derrière sa grille d’honneur forgée de fers du Rancié, de Siguer ou de Château-Verdun, il impose majestueusement sa façade rythmée de piles classiques à bossages et son escalier à double encorbellement, aux rampes également de fer. Les armes, au-dessus de la grand - porte, y sont une levrette et une tour, sous la couronne du marquisat. Ce fut le castel du roi des Pyrénées, qu’on croirait dessiné par Gabriel tant son architecture rappelle les hôtels parisiens du Marais, et donc cette aristocratie d’entrepreneurs capitalistes qui fréquentaient le salon de la marquise de Tencin, encensaient les Lumières et protégeaient l’Encyclopédie. Propriété privée : on n’entre pas !

Telles furent, telles restent les deux faces visibles de l’économie métallurgique de la haute Ariège : en aval du bassin, des montagnes, des mines, des masures, de la misère ; à mi-pente dans les étroites vallées, les forges catalanes, les ateliers sidérurgiques, les belles maisons de maître, les ouvriers qualifiés, donc davantage d’aisance ; tout en bas, les châteaux, les seigneurs, les fortunes jalousées. Sous l’aspect géométrique, on y verra même l’antinomie de la commune villageoise et du capital industriel ou commercial, comme l’inclusion d’un espace local dans un espace vectoriel global.

Il n’est de richesse que d’hommes et de femmes

Gardons-nous de tout déterminisme géographique. Ce n’est pas le fer des Pyrénées qui créa la métallurgie du Vicdessos ; c’est plutôt la forte densité humaine des montagnes qui suscita l’économie du fer. Car du fer, il y en avait presque partout dans le royaume de France, avec des gisements encore plus gros ou plus riches ; mais le minerai exigeait pour l’extraire, le charrier, le traiter et le convertir en gueuses commercialisables de la main d’œuvre disponible, laquelle n’existait en nombre que sur les massifs déshérités.

Relativisons donc l’importance économique du fer ariégeois. Au 18ème siècle, le comté de Foix ne produisait qu’à peine 2 % du fer de tout le royaume de France. Et au 19ème siècle, 60 000 tonnes de fer au maximum sur une production nationale de plusieurs millions de tonnes. Les forges catalanes n’eurent jamais, à beaucoup près, l’envergure des forges et aciéries de Normandie, du Châtillonais, du plateau de Langres, du Creusot ni surtout du bassin sidérurgique de Lorraine. La métallurgie du Vicdessos n’était guère plus qu’une économie de survie.

Le fer est d’ailleurs le plus commun des métaux, puisque avec le nickel il compose le noyau dur de la planète, dont il engendre le champ magnétique. Au soulèvement des chaînes de montagnes, il se fit jusqu’à l’écorce terrestre des remontées de fer profond, qu’on retrouve sous certaines montuosités, comme le Canigou, l’île d’Elbe ou l’Erzeberg au Tyrol, mais dont l’érosion fluviale dispersa la plus grosse partie en sédiments lacustres ou en « loupes ». C’est pourquoi d’innombrables gisements furent exploités par l’homme, dès l’âge du fer, d’abord dans les pénéplaines, même en Normandie. Jusqu'à l’époque moderne, l’économie du fer resta locale, chaque région exploitant ses propres gisements de surface à ciel ouvert ou par des galeries peu profondes, à destination de forges immédiatement voisines.

C’est, peut-on penser, la raison pour laquelle l’Empire romain ne s’intéressa pas aux minerais de fer pyrénéens, plus difficiles à exploiter que d’autres, du fait de l’altitude, du relief et de la distance. L’archéologie n’y a retrouvé aucune trace d’activité antique. En revanche, dans la vallée d’Aulus et notamment à Castel Minier, on a mis à jour des mines, qui semblent antiques, d’argent et de plomb, avec de notables vestiges : une table à laver les minerais, 87 meules pour écraser les roches métallifères et surtout des lingots ou des saumons d’argent. Mais l’argent était indispensable au monnayage ; le plomb servait à l’équipement des cités en tuyauteries ; le fer pour les outils restait alors plus banal.

D’ailleurs, les hautes vallées ariégeoises n’étaient guère peuplées, sous les César, que de pasteurs itinérants. Tout changea avec la grande poussée démographique des 11ème, 12ème et 13ème siècles, qui fit essarter les forêts naturelles et créer ces villages d’altitude, autour de dizaines d’églises romanes, où l’on vivait de l’élevage, de la forêt et de la polyculture en terrasse. Or, bientôt, le surpeuplement plaça ces populations montagnardes en position critique, d’autant qu’après 1320 le climat européen tendit à se rafraîchir. Pour survivre, il fallut bien produire des marchandises exportables, qu’on vendait contre les grains, l’huile ou le vin du piémont pyrénéen. Là ce fut le bois ouvré, ici les toiles, en Vicdessos le fer. En 1670, les terres de la vallée du Sos étaient réputées ne pouvoir nourrir que le vingtième de ses habitants et les mineurs du Rancié disaient n’obtenir de leurs champs qu’environ un mois de leurs subsistances. L’exploitation des gisements miniers et l’affinage du fer furent les activités de substitution à l’agriculture défaillante, mais ne parvinrent jamais à sauver les populations locales du dénuement, puisque encore au 19ème siècle les autorités publiques et les ingénieurs des mines se plaisaient à les qualifier de barbares ou demi-sauvages.

L’économie du fer en Vicdessos semble contemporaine de la crise démographique du 14ème siècle, puisque les mines de Gudanes et Rancié ne sont signalées qu’en 1293 et que l’accord d’Echange entre le minerai du Vicdessos et le charbon de bois du Couserans est daté de 1347.

Aussi bien tiendra-t-on pour des fables les éloges qu’on entend et répète si facilement de la richesse ariégeoise en fer, en oubliant les hommes et les femmes qui la firent. « D’or, d’argent et de fer leurs intestins sont pleins » écrivait en 1585 le poète gascon Salluste du Bartas. Et un préfet de l’Empire napoléonien notait que « l’Ariège produit du fer et des hommes ». En fait, on ne trouve pas en Ariège plus de fer qu’ailleurs, et même plutôt moins.

Certes, toute la chaîne pyrénéenne contient des filons ferrifères. Dans les pays de Foix, il s’agit d’hématites du Dévonien à haute teneur, jusqu'à 40 % et même 60 %, sans impureté que le manganèse, et qu’on peut réduire directement avec du charbon de bois et le martelage. Une cinquantaine au moins de gisements y ont fait l’objet d’une exploitation poussée, mais décevante pour leurs exploitants, qui y perdirent leur temps et leurs investissements, tellement les filons de fer s’y avéraient minces, dispersés, donc vite épuisés. Seul le mont Rancié dresse un filon vertical de 500 mètres de haut et 700 de large, mais entrecoupé de bancs de calcaire qui le rendent impropre à la mécanisation. Pour le mettre en chantier, il fallut qu’une vingtaine de villages y subissent un travail de bagnards consentants, dans l’espoir de survivre au jour le jour et de sauvegarder les libertés de la communauté du Vicdessos.

On connaît la devise des paysans catalans de 1936 : « Tierra y Libertad ». En Vicdessos, ce fut dès le 14ème siècle : la mine et la liberté.


La communauté locale de mineurs - paysans

La défense des libertés communautaires et la volonté de vivre au pays furent les moteurs de la perpétuation de la métallurgie ariégeoise, dont autrement les conditions précaires auraient causé la fin beaucoup plus tôt .

Déjà les historiens antiques savaient que les Alpes et les Pyrénées hébergeaient des communautés paysannes indépendantes de toute économie domaniale. Il en est resté l’Andorre. Plus petit, le bassin du Vicdessos formait une république de paysans égaux en droits et propriétaires du sol, sans autre seigneur que la collectivité elle-même. Incessante fut sa résistance aux tentatives de mainmise ou d’accaparement par les seigneurs des basses vallées, qui étaient souvent aussi les maîtres de forges. De là ce républicanisme ardent, qui reste la marque politique de la haute Ariège.

La survivance des communautés pyrénéennes imposa longtemps le respect de l’utilisation communautaire ou égalitaire des richesses minérales, coutume qu’on retrouve dans l’ensemble des Pyrénées, jusqu’au Béarn et au pays basque. Pour l’Ariège, on citera la saline de Camarade, l’ardoisière de Miglos ou les mines de fer de Lercoul, propriété indivise des vallées de Siguer. Le cas historique des mineurs du Rancié est seulement le mieux documenté, le plus connu ou le plus caractéristique, qui fit et fait encore couler beaucoup d’encre rouge ou rose chez ceux qui voulaient ou veulent y voir l’archétype du communisme, de la coopérative ouvrière ou de l’atelier national.

Il s’agit moins d’une survivance de la commune primitive que d’une forme typée de la communauté villageoise, qui fut le droit commun de l’économie médiévale à partir des 11ème ou 12ème siècles. A l’époque où les évêques et seigneurs accordaient de gré ou de force des chartes d’autonomie et de franchise à des cités, des bourgs ou des paroisses rurales, ce qu’après François Guizot les historiens nommèrent la « révolution communale », le comté de Foix concéda les plus larges libertés à l’Université (Universitas) du Peuple de la Vallée de Sos pour l’exploitation des gisements de fer.

La célèbre définition de François Guizot est de portée générale ou, du moins, nationale :

« Nul doute que le tiers-état de 1789 ne fût, politiquement parlant, le descendant et l’héritier des communes du XIIème siècle. (...) Cette nation descend incontestablement, en grande partie du moins, de ces communes qui se révoltaient au XIIème siècle, assez obscurément, quoiqu’avec beaucoup de courage, dans l’unique but d’échapper, dans quelques coins du territoire, à l’obscure tyrannie de quelques seigneurs. » (François Guizot, Histoire de la Civilisation en Europe - Hachette 1985 page 173).

Par une charte de 1272, le comte de Foix Roger-Bernard III reconnut les droits et libertés des habitants du Sos, groupés en une communauté autonome, propriétaires du territoire et administrés par des consuls. Puis une charte de 1293 disposa des conditions d’exploitation et de commercialisation des fers du Rancié, en accordant à tout habitant le droit illimité d’exploiter librement les gisements et d’en vendre sans acquitter de droit le minerai, dans les limites de la communauté locale :

« Nous concédons à tous les habitants présents ou futurs de ladite vallée (du Sos) qu’ils puissent transiter et vendre le fer outre ports à conditions de payer la gabelle à notre gabelier.

Nous voulons, concédons et statuons que nous ou quelque Bayle ou Officier ne puisse opposer aucun ban sur les susdits habitants, aussi bien les présents que les futurs, dans les mines de fer existant dans l’intérieur de la vallée et de ses limites et frontières.

Nous concédons aux habitants de ladite vallée qu’ils puissent vendre à un autre habitant de la même vallée de Sos les marchandises sans nous payer de leude. »

Cette charte confirmait les droits antérieurs des membres de la communauté, en ne les assujettissant aux taxes comtales, la gabelle, qu’à l’exportation hors de ses limites, c’est à dire dans le bassin du Salat ou en aval de Niaux. Elle confirmait le statut de propriété collective de la communauté sur les mines de fer, lequel statut perdura, sous des formes juridiques changeantes, jusqu’en 1931. Mais ce régime de propriété collective est loin d’être un cas unique ou même rare, puisque aujourd’hui encore nombre de communes gardent la propriété collective de leurs forêts, notamment dans le Jura ou aussi bien à Sainte-Croix de Volvestre.

Sous le règne de Louis XIV, on réinterpréta cette charte selon la doctrine juridique du siècle. Le roi était désigné comme le seigneur foncier du Vicdessos et les consuls exerçaient directement en son nom la justice civile ou criminelle. Toutes les montagnes de la vallée étaient le bien commun des habitants en vertu de leurs privilèges. Il n’y avait ni château ni four banal. Les forges et moulins de la vallée appartenaient à des particuliers, sans payer aucune redevance au roi. Les juristes justifiaient cet état de droit, devenu plus exceptionnel à l’époque, par la nécessité de fixer sur place la population, pour exploiter et cultiver ce lieu « inhabitable et couvert de rochers », afin que « les Espagnols ne vinssent pas envahir la France de ce côté » (Enquête du dénombrement de 1670 - 1674).

Co-propriété exclusive des habitants de la haute vallée du Vicdessos, comprenant les communes actuelles du Vicdessos, Auzat, Saleix, Suc-et-Sentenac, Orus, Goulier, Olbier, Sem et Illier-Lamarade, les mines du Rancié furent longtemps exploitées de manière individualiste, sinon anarchique. Pas de plan d’organisation ni de financement, pas d’ingénieur des mines, pas de moyens techniques, hors les pics et les paniers ; chacun creusait son trou, seul ou avec ses proches, enlevait le minerai et le vendait sur les marchés de Cabre ou de Pré-de-Vic, ou même à la sortie des galeries, aux représentants des maîtres de forges. La seule division du travail se faisait entre les « peyriers », abatteurs du minerai, et les « gourbatiers », porteurs de la hotte d’osier dite « gourbilho », reposant sur les reins par un coussin appelé le « gorp ». Les hommes adultes étaient « peyriers », les jeunes « gourbatiers », les femmes conduisaient les mules à l’extérieur. Par chance, l’altitude et la géologie calcaire de la montagne du Rancié préservaient de l’humidité les galeries des mines, alors qu’ailleurs le pompage des nappes phréatiques était la question-clé et imposait des investissements lourds, notamment en « pompes à feu ».

L’anarchie de l’exploitation causait une sous-productivité et un péril d’éboulement d’autant plus sensibles que les mineurs étaient toujours tentés de grignoter les piles de soutènement laissées en place. Dans les dernières années du 14ème siècle, l’effondrement du chantier du Nagot ensevelit la quasi-totalité des mineurs de Goulier. Malgré l’autorité de quatre jurats désignés par le bayle du comte de Foix et chargés d’attribuer les lots de taille aux équipes, les éboulements ponctuèrent jusqu'à la fin l’histoire du Rancié. En 1786, le baron Picot de la Pérouse pouvait écrire :

« Les mineurs de la vallée du Vicdessos sont des paysans grossiers qui cherchent la mine au hasard et l’arrachent sans précaution comme sans connaissance. »

Comment prendre de tels propos ? L’attitude aristocratique sous l’Ancien Régime était de mépriser la paysannerie, jugée chétive, barbare et illettrée. Il est vrai que les paysans, mal nourris, ne grandissaient pas à la taille de leurs maîtres, éloignés des soins médicaux, gardaient une santé frêle, tenus à l’écart des bonnes manières, se montraient rustiques, enfin privés d’école, restaient analphabètes. Mais ces tares n’étaient pas congénitales. Les arrière-petits enfants des mineurs du Rancié sont de nos jours enseignants, cadres ou chefs d’entreprise.

La co-propriété collective des mines excluait les étrangers, les « horsains » et engendrait une forte consanguinité. Les 500 ou 800 mineurs ne portaient qu’un petit nombre de patronymes : Augé, Barbe, Dandine, Séguéla, Sabardu ; et la coutume fut de distinguer les personnes par un sobriquet : Pantouffle, Tirou, etc.

Cette communauté de mineurs - paysans exprima toujours sa farouche résistance contre la domination économique des maîtres de forges, contre les empiétements du capital et contre la modernité technologique, ces trois fléaux étant liés dans leur esprit. Les maîtres de forges fixaient les tarifs du minerai. Il y eut en 1729 une grève des mineurs, pour avoir le droit de stocker le minerai et de faire ainsi pression sur les prix. Ces maîtres de forges, dits « coulias », faisaient l’avance des capitaux nécessaires, sous les formes de rémunérations en nature par des denrées de première nécessité et de ventes à pacte de rachat, sorte de prêts usuraires leur permettant d’acquérir le patrimoine foncier des mineurs endettés. Tel fut d’ailleurs le scandale moral qu’en 1722, l’évêque de Pamiers dépêcha dans le Vicdessos trois frères de la Doctrine Chrétienne pour prêcher aux « coulias » l’honnêteté et la modération, d’ailleurs en vain. Pire peut-être, lorsqu’au 19ème siècle les ingénieurs des mines prétendirent rationaliser l’exploitation, par la création de plans inclinés qui diminuassent la peine et les périls, la population unanime demanda leur déplacement.

La communauté traversa l’histoire en sauvegardant son intégrité sous de successifs avatars juridiques. Dès la fin du 18ème siècle, les mineurs s’étaient constitués en société mutuelle pour les secours aux blessés, aux infirmes, aux veuves et aux orphelins. Au moment de la Grande Peur de 1789, les mineurs incendièrent le château de Miglos et revendiquèrent la liberté de fixer eux-mêmes les prix du minerai. En 1805, le Premier Consul nomma le Préfet de l’Ariège tuteur de la mine de Rancié, par substitution aux anciens consuls de la vallée, ce qui constituait une sorte de nationalisation avant la lettre. Désormais, ce fut le Préfet qui contrôlait la mine et fixait les prix, grâce aux diligences d’un ingénieur en chef des mines.

Mais l’Empire fut mal ressenti. Un mois après la défaite de Soult sous Toulouse, le 10 avril 1814, une grève générale soulevait les mineurs, du 6 au 18 mai, contre les droits perçus par l’Etat sur les minerais. Puis un arrêté préfectoral de décembre 1817, diminuant d’un sou le prix de la charge de minerai, provoqua une nouvelle grève insurrectionnelle qui justifia en janvier 1818 l’envoi sur Sem d’un détachement de l’armée. La Guerre des Demoiselles incita même les mineurs, le 22 août 1830, à la révolte générale, si bien qu’en 1833 une Ordonnance royale étatisa les mines, au nom du principe que le sous-sol de France appartient à l’Etat seul, mais déclara les huit communes de Vicdessos « concessionnaires des mines du Rancié ». Avec l’évolution sociale, la IIIème République prit la loi du 15 février 1893 ainsi que le décret du 24 avril 1893 pour constituer la mine en société, lui imposer un conseil d’administration et transformer les mineurs en salariés.

Cependant, le pouvoir réel était alors descendu plus bas dans la vallée de l’Ariège, à mesure que les forges catalanes se transféraient peu à peu d’amont vers l’aval. Puis la sidérurgie du nord de la France s’en empara, lorsque la Société métallurgique de l’Ariège à Tarascon finança et dirigea les investissements mécaniques des mines, et surtout que la société de capitaux Commentry - Fourchambault - Decazeville s’en assura le contrôle. Sans plan social, la mine de Rancié fut fermée de fait dès 1929 - 1930, puis de droit en 1931. Reconnus exploitables en 1878, les gisements de la minette lorraine, sous la houlette de la famille de Wendel, suffisaient alors aux besoins nationaux. La communauté de mineurs-paysans de Vicdessos se disloqua par l’exil.

Le dernier mineur du Rancié est mort en 1999, loin de l’Ariège, à l’âge de 92 ans.

La souveraineté financière des maîtres de forges et du grand capital

Sous l’Ancien Régime, la noblesse ne pouvait sans déroger exercer aucune activité industrielle ni commerciale, hormis les arts du feu, sidérurgie et verrerie. Cette exception plaça l’économie métallurgique du Vicdessos, dès le Moyen Age, politiquement, juridiquement et financièrement sous l’autorité des maîtres de forges, nobles en majorité, lesquels habitaient les châteaux ou les maisons de maître des vallées du Sos ou de l’Ariège, ou même résidaient à Toulouse.

La communauté des mineurs - paysans ne détenait que les gisements de matière première, dont l’extraction restait un travail étroitement local, alors que le transport du minerai, la forge du fer et la commercialisation des gueuses impliquaient des infrastructures d’envergure au moins régionale, que seule la solidarité des maîtres de forges pouvait assumer à distance. Ceux-ci formaient une confrérie ou un consortium de familles privilégiées, dont l’emprise sur l’espace et le temps dépassait de beaucoup celle de mineurs sur les filons d’hématite et la ravalait même au rang de sous-espace, sinon de portion congrue.

En effet, la production de fer se faisait par réduction et martelage dans les forges catalanes, sises au fil de l’eau des rivières, avec des équipements lourds tels que barrage, canal d’amenée, roue à aube, atelier couvert, machine hydraulique, soufflerie, creuset, martinet ou marteau de forgeage et grâce à des équipes d’ouvriers qualifiés, bien formés et cher payés. La mise en œuvre de telles fabriques exigeait des capitaux liquides, un emplacement de choix sur le cours d’eau ainsi qu’un amortissement financier de plusieurs années. Au début du 19ème siècle, sur 77 forges catalanes des Pyrénées françaises, 41 se trouvaient dans l’actuel département de l’Ariège, la plupart à proximité du Rancié. A eux seuls, les domaines forestiers du marquis de Gudanes en comptaient 6.

De ces antiques forges catalanes, il en demeure au moins une en activité muséographique, aux Forges de Pyrène, près de Tarascon-sur-Ariège. On y voit encore le forgeron réduire l’oxyde de fer, en le purgeant de son oxygène, sous les coups brusques et brutaux du martinet, gigantesque marteau de bois, mû par une chute d’eau intermittente.
Surtout, la gestion de la métallurgie supposait la maîtrise régionale des moyens de transport qui, dans ce relief montagneux, se résumaient aux caravanes de mulets et à leurs guides, avant l’ouverture des routes et des chemins de fer au 19ème siècle. Le transport du minerai de fer fut originellement contrôlé par la communauté du Vicdessos. Les femmes et les enfants de mineurs assuraient l’acheminement de l’hématite des galeries des mines jusqu’aux places de vente locales. Un village spécialisé comme Suc-et-Sentenac, où le tiers de la population se composait de muletiers, se chargeait du transport du minerai vers la vallée proche d’Aulus par les cols de Suc ou de Saleix. En effet, l’accord d’Echange de 1347 entre les consuls de Vicdessos et le vicomte de Couserans organisait le troc entre les minerais du Rancié et le charbon de bois couseranais, de sorte que les maîtres de forges de Massat et d’Ercé reçussent par mulets la matière première et que les maîtres de forges du Sos, dont la vallée était déjà déboisée, obtinssent par fret de retour le charbon de bois des forêts du Couserans, nécessaire pour réduire l’oxyde de fer. Lorsque l’exportation du fer raffiné se fit vers Toulouse, les négociants de la Ville Rose s’attachèrent le concours de tous les muletiers de la région, par l’entremise des commerçants de Foix, pour imposer leur monopole au transport. L’enjeu était de taille, puisqu’il y avait plus à gagner sur le convoyage que sur la mine ou la forge elles-mêmes. Ainsi le quintal de minerai de fer valait, au 18ème siècle, 12 sous sur le carreau de la mine, mais il coûtait 11 sous pour être acheminé aux forges de Tarascon, 26 sous pour le transport à celles d’Orlu, 36 sous jusqu'à celles de Mirepoix et pas moins de 38 sous à celles du Mas d’Azil. Tout maître de forge et « roi des Pyrénées » qu’il fût, le marquis de Gudanes dut lui-même se soumettre au monopole d’acheminement du négoce toulousain, que seule brisa la route carrossable longeant l’Ariège, aujourd’hui la route nationale 20.

Enfin, le crédit à long terme surplomba tout. Il faut concevoir le capital moins comme une somme d’argent que comme un volume d’emprise sur l’espace et sur le temps .Les mineurs troquaient en nature leur minerai contre des denrées ou des matériaux ; les maîtres de forges s’échangeaient en nature le minerai et le charbon de bois dans la proportion immuable, réglée par l’Accord de 1347, de 6 parties de minerai contre 8 de charbon ; ces trocs matériels maintenaient l’économie du fer dans le voisinage local. Mais les capitalistes toulousains parvinrent à dépasser ce système local en le plongeant dans la finance. Il ne fallut pas moins qu’un arrêt du Conseil d’Etat de 1781 pour autoriser les maîtres de forges à enfreindre les règles coutumières du troc en nature et à s’approvisionner en minerai « à prix d’argent ». Sur le marché régional, la suprématie du capital tint à sa capacité à faire l’avance massive des salaires et des investissements, grâce aux découverts bancaires, et donc à maîtriser le futur à long terme sur tout un pays. La puissance économique se faisait ainsi par la surface financière. A cette géométrie d’opérateurs où le plus global subsume le plus local, les mineurs se voyaient facilement coiffer par les maîtres de forges, mais ceux-ci étaient dans les mains des transporteurs, lesquels eux-mêmes se trouvaient sous la coupe des banques. Bref, le champ social s’orientait irrésistiblement des montagnes vers la plaine, des campagnes vers les villes et des communautés villageoises vers la bourgeoisie.

Le moyen de résister à une telle attraction ? La faveur du roi sans doute ! La communauté minière du Vicdessos s’en remit donc à la protection royale contre l’avidité des maîtres de forges. Pris entre ses propres mineurs, d’une part, et le capital toulousain, d’autre part, le marquis de Gudanes emprunta en 1761 de grosses sommes au Trésor royal, au motif que la fermeture de ses forges aurait jeté au chômage des centaines d’ouvriers. Vingt ans plus tard, sa dette courait encore. Comme Paris la lui réclamait, il argua des tempêtes qui dévastaient ses bois et des galeries de mines éboulées qui creusaient des gouffres devant son château, par sa lettre au roi du 8 septembre 1782, afin d’obtenir un nouveau délai. La banqueroute royale de 1789 effaça tout. Cette procédure de financement, qu’on appelle aujourd’hui au ministère des finances le « prêt non remboursable », est l’essence même du « colbertisme ».

Cependant, le colbertisme put retarder l’emprise du capital, sans pouvoir à la fin l’éluder. La création en 1867 - 1868 des hauts fourneaux de Tarascon-sur-Ariège par la Société métallurgique de l’Ariège (SMA) transforma la mine de Rancié en dépendance, ne ressuscita que pour une décennie les mines de Lescoul et Château-Verdun, supprima surtout les forges catalanes et leurs maîtres de forges. En 1896, la SMA obtint et finança, contre l’opposition des mineurs, la construction d’un câble transporteur pour acheminer le minerai de la galerie nouvelle de la République jusqu’au village de Cabre dans la vallée du Sos. On peut encore en voir sur place les vestiges rouillés.

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Chacun connaît la suite et la fin. Les familles des maîtres de forges Schneider et de Wendel contrôlèrent toute la sidérurgie française, avant de faire elles-mêmes faillite en 1978, au bénéfice de l’Etat, qui dut tout nationaliser au sein d’USINOR - SACILOR. La production française de minerai de fer, après avoir atteint en 1960 son maximum de 63 millions de tonnes, est aujourd’hui nulle. Le Vicdessos doit désormais se reconvertir aux activités de service, par exemple au tourisme de randonnée, ou bien retourner à la forêt que personne n’exploitera plus.



Bibliographie sommaire

Histoire des Ariégeois : de l’Esprit et de la Force intellectuelle et morale dans l’Ariège et les Pyrénées centrales – M. H. Duclos – Paris Didier et Compagnie 1882

La vie humaine dans les Pyrénées ariégeoises – Michel Chevalier – Editions Génin – Librairie de Médicis 1956

Rancié, un atelier national en Haute Ariège – Robert Reulle – Lacour Editeur 1998

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